« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Champ lexical de la religion

Le couvent, un refuge


Couvent du Panthémont   Ne nous fions pas toujours à La Religieuse de Diderot qui se laisse ainsi aller à son indignation : « Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L’Église ne peut-elle absolument s’en passer ? Quel besoin a l’époux de tant de vierges folles, et l’espèce humaine de tant de victimes ? Ne sentira-t-on jamais la nécessité de rétrécir l’ouverture de ces gouffres où les races futures vont se perdre ? Toutes les prières de routine qui se font là, valent-elles une obole que la commisération donne au pauvre ? Dieu qui a créé l’homme sociable, approuve-t-il qu’il se renferme ? »

   Certes, des parents peu scrupuleux faisaient enfermer leur fille dont le seul crime était la laideur ou l’indigence mais les couvents étaient également un refuge très apprécié par certaines.

   Relisons à cet égard Les Liaisons dangereuses de Laclos : Mme de Tourvel, qui gardait un excellent souvenir de ses années de couvent, courut s’y réfugier lors de la trahison de son cher vicomte de Valmont. Le 29 novembre, Madame de Volanges écrit à Madame de Rosemonde (Lettre CXLVII) :

   « Ce jour-là, elle arriva vers les onze heures du matin, avec sa femme de chambre, au couvent de… Comme elle a été élevée dans cette maison, et qu’elle a conservé l’habitude d’y entrer quelquefois, elle y fut reçue comme à l’ordinaire, et elle parut à tout le monde tranquille et bien portante. Environ deux heures après, elle s’informa si la chambre qu’elle occupait étant pensionnaire, était vacante, et sur ce qu’on lui répondit qu’oui, elle demanda d’aller la revoir ; la prieure l’y accompagna avec quelques autres religieuses. Ce fut alors qu’elle déclara qu’elle revenait d’établir dans cette chambre que, disait-elle, elle n’aurait jamais dû quitter ; et qu’elle ajouta qu’elle n’en sortirait qu’à sa mort : ce fut son expression. D’abord on ne sut que dire : mais le premier étonnement passé, on lui représenta que sa qualité de femme mariée ne permettait pas de la recevoir sans une permission particulière. Cette raison et mille autres n’y firent rien ; et dès ce moment, elle s’obstina, non seulement à ne pas sortir du couvent, mais même de sa chambre. Enfin de guerre lasse à sept heures du soir, on consentit qu’elle y passât la nuit. On renvoya sa voiture et ses gens, et on remit au lendemain à prendre un parti. »

   Tout aussi désespérée, Cécile de Volanges se réfugie dans le couvent qu’elle quitta il y a peu. Sa mère « prit le parti de lui permettre d’y rester, mais sans être encore au rang des postulantes, comme elle le demandait. »

   Par ailleurs, il est de bon ton pour les femmes seules de résider dans un couvent, comme Mme du Deffand qui louait un appartement rue Saint-Dominique, au couvent des Filles de Saint-Joseph.

Champ lexical de la religion dans Les Liaisons dangereuses

* Cécile

   Dans la lettre XLIX, Cécile écrit à Danceny qu’elle doit renoncer à son amour : « J’en ai promis le sacrifice à Dieu, jusqu’à ce que puisse lui offrir aussi celui de mes sentiments pour vous, que l’état religieux dans lequel vous êtes rend plus criminel encore […]. J’espère que la miséricorde divine aura pitié de ma faiblesse, et qu’elle ne me donnera de peine que ce que j’en pourrai supporter. »

* Mme de Tourvel

   Dévote, elle considère parfois son amour comme un instrument de la Providence pour rabattre sa superbe : « Je me croyais bien sûre de n’avoir jamais de pareils combats à soutenir. Je m’en félicitais ; je m’en glorifiais peut-être trop. Le Ciel a puni, cruellement puni cet orgueil : mais plein de miséricorde au moment même qu’il nous frappe, il m’avertit encore avant ma chute ; et je serais doublement coupable, si je continuais à manquer de prudence, déjà prévenue que je n’ai plus de force. » (Lettre XC).

* Valmont

   Il utilise ce langage pour séduire Mme de Tourvel : « Entouré de gens sans mœurs, j’ai imité leurs vices : j’ai peut-être mis de l’amour-propre à les surpasser. Séduit de même ici par l’exemple des vertus, sans espérer de vous atteindre, j’ai au moins essayé de vous suivre. » (Lettre XXIII). Il la compare à une « divinité » qu’il adore. Quant à la lettre qu’il envoie au père Anselme, il n’y est question que de réparation et d’humiliation. Il ne cessera jamais « d’honorer celle dont le Ciel s’est servi pour ramener [son] âme à la vertu, par le touchant spectacle de la sienne. » (Lettre CXX).

* Mme de Merteuil

   Lorsqu’elle va voir Mme de Volanges, elle parle « presque aussi bien qu’aurait pu faire une dévote » ; elle est « sûre qu’il existait entre sa fille et Danceny une liaison dangereuse » et elle lui demande, telle un confesseur : « Lui connaissez-vous quelque correspondance fréquente ? » (Lettre LXIII).

* Laclos lui-même

   Il prend à son compte le langage de la dévotion : le titre lui-même en témoigne, qui eut un fort impact commercial. Il l’utilise souvent (cf. supra), comme par exemple dans la lettre de Mme de Volanges qui clôt l’ouvrage : « Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse ? » (Lettre CLXXV). Laclos semble justifier son entreprise aux yeux de la morale (montrer le vice pour inciter à la vertu) et de la religion elle-même. Il utilise le langage des dévots du temps en prétendant s’inquiéter de leur opinion : « Les dévots se fâcheront de voir succomber la vertu et se plaindront que la religion se montre avec trop peu de puissance », écrit-il dans la soi-disant Préface du Rédacteur. Dans la lettre LI, on peut relever cette note : « Le lecteur a dû deviner depuis longtemps, par les mœurs de Madame de Merteuil, combien peu elle respectait la religion. On aurait supprimé tout cet alinéa, mais on a cru qu’en montrant les effets, on ne devait pas négliger d’en faire connaître les causes. » Ironie de Laclos : la subversion du langage religieux démontre qu’il en possède une parfaite connaissance, au fait de la rhétorique des sermons (cf. Bossuet et Massillon), de l’éloquence religieuse et de ses effets oratoires.

   Il utilise également les  ressources de l’art religieux (peinture et statuaire) qui autorise la représentation des états extrêmes : le thème du martyre permet d’exalter le lien trouble qui existe entre amour et douleur (on songe à l’extase de Sainte Thérèse, du Bernin). Relisons la lettre XXIII, qui suggère un tableau religieux non dénué de voyeurisme : « J’eus l’heureuse et simple idée de tenter de voir à travers la serrure, et je vis en effet cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, et priant avec ferveur. Quel dieu osait-elle invoquer ? En est-il d’assez puissant contre l’amour ? » Même chose dans ce tableau de Cécile (Lettre LXIII) : « Bientôt les cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes ; je l’embrassai ; elle se laissa aller dans mes bras et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu ! Qu’elle était belle ! Ah ! Si Madeleine était ainsi, elle dut être bien plus  dangereuse pénitente que pécheresse.

* Sacrements, reflet de l’époque et de la société

   Le mariage apparaît en filigrane avec l’adultère de Mme de Tourvel. Son époux est absent physiquement du roman et reste abstrait, mais l’idée de la faute, elle, est bien présente. Sont également présentes deux autres sacrements, l’extrême-onction et la confession.

   Dans la lettre CLXV, nous assistons aux derniers sacrements reçus par Mme de Tourvel : « Ce spectacle toujours si imposant et si douloureux, le devenait encore plus par le contraste que formait la douleur profonde de son vénérable confesseur qui fondait en larmes à côté d’elle. L’attendrissement devint général ; et celle que tout le monde pleurait fut la seule qui ne se pleura point. Le reste de la journée se passa dans les prières usitées. »

   Valmont ne meurt pas sans sacrements, même s’il est sans connaissance lorsqu’il reçoit l’extrême-onction (Lettre CLXIII).

   Le sacrement de la confession est également omniprésent. Cécile va à confesse et avoue son amour pour Danceny ; son confesseur lui ordonne de cesser sans correspondance, d’om un désespoir sont Valmont profitera. Mme de Merteuil utilise depuis longtemps et avec perversité les ressources de la confession : « Me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes […]. Le bon père me fit le mal si grand que j’en conclus que le plaisir devait être extrême ; et au désir de la connaître succéda celui de le goûter. » (Lettre LXXXI). Évidemment, la confession joue un grand rôle chez Mme de Tourvel et son confesseur, le père Anselme, a une place déterminante dans le roman. Il conforte Mme de Tourvel dans sa volonté de rompre mais, favorisant son entrevue avec Valmont, il donne l’occasion à ce dernier de remporter la victoire.

   Plus encore, on peut considérer l’ensemble des Liaisons dangereuses comme un enchevêtrement de confessions multiples : naissance de la littérature du moi et de l’autobiographie avec Rousseau (les six premiers livres des Confessions paraissent la même année que Les Liaisons, 1782). Michel Foucault (« L’écriture de soi », Corps écrit, n° 5, L’Autoportrait, février 1983) étudie le lien qui existe entre la lettre et l’autobiographie. Il considère que la littérature du moi en Occident commence avec les lettres de direction de stoïciens et des premiers Pères de l’Église dont la pratique s’accentue aux 17e et 18e siècles. Le roman épistolaire, sur un mode fictif, reprend les aspects et ressources de la lettre de direction. D’où l’importance du personnage de Mme de Rosemonde : auteur de neuf lettres, elle en reçoit vingt-deux. Elle est le pendant féminin du père Anselme, plus compréhensive, intelligente et clairvoyante

* Les grands débats théologiques du temps

   Ils sont présents dans Les Liaisons, notamment celui du jansénisme dont on connaît l’impact dans la bourgeoisie et la noblesse parlementaires. Mme de Tourvel vit dans ce climat religieux et cela a sans doute plus d’importance dans le roman qu’une prétendue lutte des classes entre noblesse de robe et noblesse d’épée.

   Que dit Mme de Merteuil à Valmont de la religion de la Présidente ? Dans la lettre V, elle écrit : « Votre prude est dévote […]. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire : vainqueur de l’amour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du Diable ; et quand, tenant votre maîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cœur, ce sera de crainte et non d’amour. » L’austérité janséniste de Mme de Tourvel lui fait considérer l’acte sexuel comme satanique, ce que soulignera Baudelaire dans son analyse des Liaisons. S’y joue le drame du salut : la grâce a-t-elle abandonné Mme de Tourvel ? Certes, elle meurt apaisée, mais après avoir été ravagée par la passion charnelle.

   Quant à Valmont, dans ses manœuvres de séduction, il utilise des arguments qui peuvent se rapprocher d’un quiétisme abâtardi et mondain. Il se fait hypocritement le défenseur du pur amour, soi-disant purificateur et rédempteur.

   Dans la correspondance de Cécile et Danceny, la théologie a son importance : ils développent une doctrine de l’intention qui rappelle la tradition des jésuites.

   Mme de Merteuil elle-même affiche un certain volontarisme dans ses lettres à Mme de Volanges : « Qui peut dire n’avoir jamais eu à combattre ? Mais j’ai toujours cherché à me persuader que, pour résister, il suffit de le vouloir ; et jusqu’alors au moins, mon expérience a confirmé mon opinion. » (Lettre CIV). Courant rationaliste et stoïcien qui existe dans le christianisme des 17e et 18e siècles.

* On peut aller plus loin en évoquant le débat essentiel de la religion et des Lumières, notamment les notions de nature et de bonheur.

   Le refrain « ce n’est pas ma faute » souligne l’insolence et la désinvolture de la rupture mais l’argumentation est construite sur l’antithèse nature / faute (Lettre CXLI). Tromper, oublier et ne plus aimer sont des lois de la nature ; les notions de faute et de culpabilité sont éliminées par les philosophes des Lumières.

   L’idée du bonheur occupe une place capitale au 18e siècle et dans Les Liaisons. Valmont en devient le porte-parole. Mme de Tourvel commence par résister : « Ce que vous appelez le bonheur n’est qu’un tumulte des sens. » (Lettre LVI). Mais elle se justifie à ses propres yeux en invoquant la notion de bonheur : « Palace par M. de Valmont entre sa mort ou son bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti. » (Lettre CXXVIII). Toutefois, Mme de Rosemonde souligne l’échec de cette philosophie du bonheur dans la lettre CLXXI à Danceny : « Si on était éclairé sur son véritable bonheur, on ne le chercherait jamais hors des bornes prescrites par les lois et la religion. »

* Critique de l’éducation donnée aux femmes dans les couvents

   On peut la rapprocher de l’essai L’Éducation des femmes de Laclos (en réponse à la question proposée par l’Académie de Châlons-sur-Marne) : elle contrarie la nature et ne prépare pas à la vie en société. La naïveté de Cécile et de son amie Sophie Carnay, élevées au couvent des Ursulines, en est un exemple. Dans la lettre I, Cécile écrit : « Cependant, Maman m’a dit si souvent qu’une Demoiselle devait rester au Couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât, que puisqu’elle m’en fait sortit, il faut bien que Joséphine [sœur tourière du couvent] ait raison. » Même critique dans la lettre XCVI de Valmont à Mme de Merteuil : « On ne lui a pas bien appris dans son Couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence. »

   Mme de Tourvel n’est guère mieux armée : le rôle des confesseurs prolonge celui des couvents et contribue à laisser les femmes dans un état d’enfance où elles sont des victimes. L’exemple du père Anselme est significatif. Laclos ridiculise certains milieux cléricaux. Dans La Vie d’Henri Brulard, Stendhal, évoquant la famille qui aurait servi de modèle à celle des Volanges, écrira : « Cette famille est exemplaire par la tristesse, la dévotion, la régularité et l’ultracisme. » Mme de Volanges témoigne de la bêtise cléricale, de l’esprit conventionnel qui adopte tous les préjugés : la sottise de la mère est à l’origine des tristes aventures de sa fille.

Sources : Les Liaisons dangereuses, Le Livre de poche classique, 1987, Préface de Béatrice Didier.

Remarque

Autres langages (champ lexicaux, vocabulaire) à étudier dans Les Liaisons :

  •  juridique, (héritages et procès)
  •  préciosité
  •  financier
  •  jeu
  •  militaire

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Date de dernière mise à jour : 11/11/2017