« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Discours de la méthode

Signature de Descartes

Introduction

   Le Discours de la méthode paraît en 1637 à Leyde, une année après Le Cid, et en français, grande originalité en ce temps. Descartes s’en explique ainsi : « Si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. » (Discours, 6e partie). Il déclare également dans une lettre au père Vatier du 22 février 1638 avoir voulu que « les femmes mêmes pussent entendre quelque chose. »

   [Je vais donc considérer ce texte comme un petit précis cartésien à l'usage des femmes du 17e siècle et du nôtre. Nous, les femmes, qu’ « entendons »-nous donc en notre siècle éclairé ?]

   Une remarque de vocabulaire : nous utilisons de plus en plus le verbe « entendre » à la place de « comprendre », genre « je vous entends » pour dire tout bêtement « je comprends ce que vous voulez dire ». Eh bien, le verbe entendre était utilisé dans la même acception au 17e siècle. Décidément, nous n'inventons rien. 

La méthode

   Descartes avait songé à intituler son discours : Projet d’une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut point de perfection. Sa méthode se veut à la fois théorique et pratique : elle doit permettre de « chercher la vérité dans l’ordre des sciences » et de bien « conduire sa vie. » (Discours, 2e partie). Une méthode universelle qui ne saurait être empruntée à la logique ancienne car le syllogisme, où l’on se borne à tirer la conclusion de propositions antérieurement admises, permet « d’expliquer à autrui les choses qu’on sait », mais pas de trouver des vérités nouvelles.

   La méthode doit donc s’inspirer de celles qu’appliquent les mathématiques ; mais il faut qu’elle soit plus générale. Elle fait intervenir deux procédés, l’intuition et la déduction. L’intuition est la perception immédiate, par l’esprit, d’une vérité qui se suffit à elle-même et s’impose absolument : par exemple que je suis un être pensant ou que le triangle a trois côtés. La déduction est « le mouvement continu et ininterrompu d’une pensée qui perçoit chaque chose, une à une, avec évidence. » elle saisit le lien nécessaire qui unit deux vérités trouvées par intuition. La méthode consiste à faire bon usage de l’intuition et de la déduction.

   Tel est le but des quatre préceptes exposés dans la seconde partie du Discours.   

   1) « le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »

   Désormais, la raison seule juge de la vérité : c’est la condamnation formelle de l’autorité des anciens, un définitif adieu au Moyen Age et la déclaration solennelle de la pensée libre.  

   L’évidence dont il est question ici n’est pas l’évidence sensible : nos sens peuvent nous tromper ; c’est l’évidence rationnelle, celle de l’esprit face aux propositions mathématiques. l’intuition nous fait saisir des idées claires, distinctes et précises. par ailleurs, il faut éliminer toute idée préconçue – elles ne sont pas évidentes – et ne pas précipiter son jugement mais attendre que l’esprit rencontre des évidences.

   2) Le second précepte recommande de « diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. » l’analyse est comparable à celle du mathématicien qui décompose un théorème en ses éléments.   


3) Le troisième précepte recommande de conduire par ordre ses pensées en commençant par les données les plus simples. en somme, une synthèse idéale, comparable à celle du mathématicien, qui groupe définitions et axiomes pour démontrer un théorème. provisoirement, on supposera de l’ordre entre les idées qui ne découleraient pas naturellement les unes des autres. l’hypothèse prend place, ici, à côté de la synthèse.

   4) le quatrième et dernier précepte est « de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. » quand cette énumération s’applique aux données sensibles, elle devient l’induction expérimentale.

   Bien que désireux de tout soumettre à une déduction rationnelle, Descartes ne méconnaît pas la valeur de l’expérience qui permet de poser les problèmes. Métaphysiquement, dieu n’a réalisé qu’un certain nombre de possibles : l’expérience permet des savoir quels possibles il a réalisés.

   La méthode ainsi définie rendra la science accessible à tous car, comme Descartes l’affirme au premier paragraphe du discours, « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » le bon sens c’est la raison, « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux. » ce qui a manqué jusqu’ici, c’est la méthode « car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. »  

   La première démarche imposée par la méthode, c’est de douter provisoirement de toutes les idées jusqu’ici acceptées. Mais ce doute pose un problème préliminaire.           

   Lequel ?

Une morale provisoire

   On peut sans inconvénient suspendre son jugement dans le domaine de la pensée mais pas dans celui de l’action : « les actions de la vie ne souffrent souvent aucun délai. » en face des circonstances, il faut dire un oui ou un non, et savoir pourquoi on le dit. le doute, désorganisant l’existence, mettrait en péril l’activité intellectuelle elle-même. ainsi, une morale provisoire s’impose. Dans la troisième partie du discours, Descartes nous fait part de quatre règles qui lui permettent de vivre aussi « heureusement » que possible, dans un calme nécessaire à ses recherches.

   1) La première règle est d’ « obéir aux lois et coutumes de mon pays », d’en garder la religion, d’éviter tous les excès et, notamment, « les promesses par lesquelles on retranche quelque chose de sa liberté. » cette règle correspond à la conduite des épicuriens et de nombreux sceptiques.

   2) La seconde règle est d’ « être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. » cette règle évite les troubles de l’indécision, des repentirs et des remords.   

   3) La troisième règle est de « tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, [...] faisant, comme on dit, de nécessité vertu. » cette résignation préserve des désirs vains et des regrets inutiles. Cette règle est d’inspiration stoïcienne, comme la précédente. On pense aux héros de Corneille.

   4) La quatrième règle est plutôt la « conclusion de cette morale » : le philosophe pourra désormais, dans le calme, « employer toute sa vie à cultiver sa raison. »

La métaphysique

   Ces règles vont alors permettre de chercher à résoudre les problèmes les plus importants que Descartes expose dans la quatrième partie du Discours, dans les « méditations » et dans les « principe » : il s’agit de la métaphysique.    

   Il critique toutes les idées reçues (sauf la morale provisoire), les dogmes religieux et les principes fondamentaux de l’état. Il met en dote notamment l’existence du monde extérieur que nous connaissons par nos sens ; or les sens sont faillibles ; la perception que nous en avons ressemble au rêve, où il n’y a pas d’objet hors de nous. Descartes s’exprime ici en idéaliste, dans le sens où l’idéalisme est une théorie niant qu’il existe un monde extérieur en dehors des consciences.

   Il met aussi en doute la valeur de tous nos raisonnements : « mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis (cogito ergo sum), était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. »

   Ainsi, du doute même, Descartes fait sortir cette certitude : j’existe comme être pensant. Il s’agit ici d’intuition immédiate.  

   L’âme est donc connue avec évidence, à un moment où le monde extérieur, dont le corps fait partie, est toujours douteux. Elle est donc distincte du corps et pourra survivre à sa destruction. Cette « belle espérance », la situation de l‘âme après la mort, est objet de foi, écrit-il en substance à la princesse Élisabeth dans sa lettre du 3 novembre 1645.  

   Descartes cherche ensuite d’autres évidences. comme il est plus parfait de savoir que de douter, il découvre en lui l’idée de parfait et l’utilise pour démontrer l’existence de dieu, l’être parfait.

   L’idée de parfait doit avoir une cause, et il faut qu’il y ait dans la cause au moins autant de réalité que dans l’effet. Cette idée ne peut donc provenir de mon esprit imparfait. Il faut qu’elle ait été mise en moi par un être parfait. D’autre part, j’existe, être imparfait ayant en lui l’idée de parfait. Si j’existais par moi-même, je me serais donné toutes les perfections dont j’ai l’idée. Non, hélas ! Je n’existe donc pas par moi-même mais par l’être qui a mis en moi l’idée de parfait, dieu. une autre démonstration de l’existence de dieu : « revenant à examiner l’idée que j’avais d’un être parfait, je trouvais que l’existence y était comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droit [...], ou même encore plus évidemment. »  

   Dieu, par définition, est l’être parfait, celui qui a toutes les perfections ; or l’existence est une perfection : donc dieu existe. On nomme argument ontologique cette preuve faisant sortir de l’essence même de dieu l’affirmation de son existence.

   Ces démonstrations sont une manière de communiquer une intuition, plus profonde encore que celle du cogito, celle de l’être infini, parfait : « je vois manifestement qu’il se rencontre plus de réalité dans la substance infinie, que dans la substance finie, et partant que j’ai en quelque façon premièrement en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire de dieu, que de moi-même. »

   Dieu a toutes les perfections : il est volonté, intelligence et bonté infinies. Descartes place en dieu la volonté au-dessus de l’intelligence : il aurait pu créer d’autres vérités mathématiques ou morales ; mais il ne modifiera pas celles, que par un acte éternel, il a créées.

   Dans sa bonté, dieu ne peut nous mentir ; il ne peut nous avoir donné des sens qui nous tromperaient constamment. La pensée de la véracité divine justifié la croyance en la réalité du monde extérieur. Ce monde a été créé par dieu, il est conservé par lui car l’acte créateur est accompli dans l’éternité : la conservation du monde est une création continuée.

   D’autre part, nous ne devons pas nous obstiner à mettre en doute la valeur de tous nos raisonnements : « toutes nos idées ou notions doivent avoir quelques fondements de vérité ; car il ne serait pas possible que dieu, qui est tout parfait, et tout véritable, les eût mises en nous sans cela. » nous avons donc désormais le droit d’étudier scientifiquement le monde des corps et celui des âmes.

   Il dresse l’arbre des connaissances : « toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale qui, présupposant un entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse. »

L’âme

   En ce qui concerne l’âme, Descartes distingue la pensée en tant que passive, c’est-à-dire l’entendement, et en tant qu’active, à savoir la volonté.

   Dans l’entendement, il oppose aux idées adventices, venues du dehors (données sensibles) et aux idées factices (créées par l’imagination), les idées innées, déposées en nous par dieu : idées de la pensée, de l’infini et du parfait, premières notions mathématiques. Mais il explique qu’il nomme ces idées innées « au sens où l’on dit que la générosité est innée dans certaines familles, ou que diverses maladies comme la goutte et la gravelle sont innées chez d’autres ; on ne veut pas dire que les enfants en sont atteints dans le ventre de leur mère, mais qu’ils naissent avec une certaine disposition ou aptitude à les contracter. »

   Quant à la volonté, c’est le pouvoir de choisir. Descartes se prononce nettement en faveur de la liberté humaine : nous connaissons par une expérience interne notre libre arbitre. La volonté est aussi le pouvoir de juger ; car tout jugement implique un choix entre une affirmation positive et une affirmation négative. Nous sommes donc responsables de nos erreurs ; la conquête de la vérité est une victoire de la volonté.

   Dans l’âme, certains états affectifs sont déterminés par les modifications du corps, par les mouvements de ces « parties du sang très subtiles » qu’il nomme les esprits animaux. Il étudie ces états passifs dans son traité les passions de l’âme et il en fournit une explication que l’on appellerait aujourd’hui psycho-physiologique. Il note, par exemple, dans l’amour, « que le battement du pouls est égal et beaucoup plus grand et plus fort que de coutume ; qu’on sent une douce chaleur dans la poitrine, et que la digestion des viandes se fait promptement dans l’estomac, en sorte que cette passion est utile à la santé. »

   Il distingue six passions fondamentales : l’amour (attrait), la haine (répulsion), le désir (avenir), la joie (satisfaction du désir), la tristesse (sa non-satisfaction)[1]

Conclusion

   Descartes est mort avant d’avoir pu écrire la conclusion de son système, cette morale définitive qui « présupposait une entière connaissance des autres sciences ». On en trouve cependant certains éléments dans les passions de l’âme et dans plusieurs lettres à la princesse palatine Élisabeth, à la reine Christine de Suède et à l’ambassadeur de France auprès d’elle, Chanut (lettres de juin 1645, des 4 août 1645 et 15 septembre 1645 à Élisabeth, du 20 novembre 1647 à Christine, des 1er février et 6 juin à Chanut).

   Mais la morale définitive n’aurait pas été opposée à la morale provisoire. La première règle de la morale provisoire n’avait plus de raison d’être, les traditions auxquelles il convenait d’obéir étant remplacées par les vérités rationnelles qu’a établies la métaphysique. Mais les deux règles suivantes, d’inspiration stoïcienne, auraient été maintenues. L’idée d’une volonté ferme et résolue, indépendante de toute circonstance extérieure, serait restée un des principes essentiels. La seule différence, c’est que la science fournit des moyens d’action qui manquaient auparavant. l’étude des passions permet de savoir qu’on peut agir sur une passion en lui opposant une autre passion (l’ambition à la peur par exemple), ou orienter l’imagination dans un sens contraire à la passion mauvaise (par exemple, penser « qu’il y a plus de sécurité en la défense qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire et de la joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la honte d’avoir fui, et choses semblables »).  

   Plus tard, quand la médecine sera plus avancée, elle permettra d’agir sur les esprits par l’intermédiaire des corps : « l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »

   L’autre idée directrice de la morale définitive aurait été celle de la générosité. Elle est « la clé de toutes les autres vertus ». l’homme généreux met sa volonté libre au service des ensembles dont il fait partie : « on doit penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est en effet l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet état, de cette société, de cette famille à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier. » (Lettre du 25 septembre 1645 à la princesse Élisabeth).

   « L’un des points de ma morale, écrit Descartes dans une lettre, c’est d’aimer la vie sans craindre la mort. »

   Ne revenons pas sur l’importance de la pensée cartésienne en Occident. On peut toutefois souligner que les penseurs du 18e siècle, appliquant la critique aux idées politiques et religieuses, se sont montrés plus cartésiens que Descartes : la révolution française ne serait-elle pas née du Discours de la méthode ?    

   Nous, les femmes, « entendons »-nous désormais quelque chose à la philosophie de Descartes ?... ;-)

Sources : Petite histoire des grands philosophes, Félicien Challaye, P.U.F., 1948, première édition 1942. Mon exemplaire porte la mention suivante :

« À la mémoire de tous ceux qui ont souffert

Ou qui sont morts

Pour la cause de la libre philosophie. »

   Dernière remarque : Descartes a écrit le Discours de la méthode afin d’enseigner à l’humanité de son temps à faire un usage d’elle-même et de sa pensée plutôt qu’à attendre un miracle venu du ciel. Il nous dit en somme : Sers-toi de toi-même ! » Mais le monde après Descartes a cru se délivrer de la passivité qui saisit l’homme en détruisant le ciel.

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[1] Merci de m’informer de la sixième.

Date de dernière mise à jour : 24/04/2021