« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Persanes et beauté

Beauté féminine dans les Lettres persanes (Lettre LII), Montesquieu

   On ne présente plus cet ouvrage fondateur paru en 1721 qui, sous le prétexte d'un échange de lettres entre deux étrangers, Rica et Usbek, critique la société de la première moitié du XVIIIe.

   Rica évoque dans ce passage les femmes qu'il côtoie dans les salons parisiens. Son regard n'est pas tendre mais objectif. Les salons parisiens de l'époque foisonnent de mille et une dames qui ne veulent pas abandonner leur statut d'anciennes beautés, d'autant que fréquenter ces cercles choisis était bien souvent la seule activité sociale autorisée.

De Paris, le 3 de la lune de Chaval, 1713

Rica à Usbek, à ***

« J'étais l'autre jour dans une société où je me divertis assez bien. Il y avait là des femmes de tous les âges : une de 80, une de 60, une de 40, qui avait une nièce de 20 à 22. Un certain instinct me fit approcher de cette dernière, et elle me dit à l'oreille : « Que dites-vous de ma tante, qui, à son âge, veut avoir des amants et fait encore la jolie ? - Elle a tort, lui dis-je : c'est un dessein qui ne convient qu'à vous. » Un moment après, je me trouvai auprès de sa tante, qui me dit : « Que dites-vous de cette femme, qui a pour le moins 60 ans, qui a passé aujourd'hui plus d'une heure à sa toilette ? - C'est du temps perdu, lui dis-je, et il faut avoir vos charmes pour devoir y songer. » J'allai à cette malheureuse femme de 60 ans et la plaignais dans mon âme, lorsqu'elle me dit à l'oreille : « Y a-t-il rien de si ridicule ? Voyez cette femme qui a 80 ans, et qui met des rubans couleur de feu ; elle veut faire la jeune, et elle y réussit : car cela approche de l'enfance. » - Ah ! bon Dieu, dis-je en moi-même, ne sentirons-nous jamais que le ridicule des autres ? - C'est peut-être un bonheur, disais-je ensuite, que nous trouvions de la consolation dans les faiblesses d'autrui. » Cependant, j'étais en train de me divertir, et je dis : « Nous avons assez monté ; descendons à présent, et commençons par la vieille qui est au sommet. » - « Madame, vous vous ressemblez si fort, cette dame à qui je viens de parler et vous qu'il me semble que vous soyez deux sœurs, et je vous crois à peu près du même âge. - Vraiment, Monsieur, me dit-elle, lorsque l'une mourra, l'autre devra avoir grand peur : je ne crois pas qu'il y ait d'elle à moi deux jours de différence. » Quand je tins cette femme décrépite, j'allai à celle de 60. « Il faut, Madame, que vous décidiez un pari que j'ai fait : j'ai gagé que cette dame et vous - lui montrant la femme de 40 ans - étiez du même âge. - Ma foi, dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. - Bon, m'y voilà ; continuons. » Je descendis encore, et j'allai à la femme de 40 ans. « Madame, faites-moi la grâce de me dire si c'est pour rire que vous appelez cette demoiselle, qui est à l'autre table, votre nièce ? Vous êtes aussi jeune qu'elle ; elle a même quelque chose dans le visage de passé, que vous n'avez certainement pas, et ces couleurs vives qui paraissent sur votre teint… - Attendez, me dit-elle : je suis sa tante ; mais sa mère avait pour le moins 25 ans de plus que moi : nous n'étions pas de même lit ; j'ai ouï dire à feu ma sœur que sa fille et moi naquîmes la même année. - Je le disais bien, Madame, et je n'avais pas tort d'être étonné. »

Mon cher Usbek, les femmes qui se sentent finir d'avance par la perte de leurs agréments voudraient reculer vers la jeunesse. Eh ! comment ne chercheraient-elles pas à tromper les autres ? Elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mêmes et se dérober à la plus affligeante de toutes les idées. »

(Montesquieu, Lettres persanes, Lettre LII)

Signature de montesquieu

 

Satire de la mode dans les Lettres persanes (Lettre C) - Pistes pour le commentaire

Coiffures extravagantes   Il s’agit d’un extrait de la lettre 100 des Lettres persanes de Montesquieu qui montre avec humour les changements rapides de la mode ainsi que ses excès.

   « Je trouve les caprices de la mode, chez les Français, étonnants. Ils ont oublié comment ils étaient habillés cet été ; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver : mais, surtout, on ne saurait croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.

   Que me servirait de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures ? Une mode nouvelle viendrait détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers ; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout serait changé.

   Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y était oubliée trente ans. Le fils méconnaît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui parait étranger ; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée, ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

       Quelquefois les coiffures montent insensiblement ; et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettait le visage d'une femme au milieu d'elle-même : dans un autre, c'était les pieds qui occupaient cette place ; les talons faisaient un piédestal, qui les tenait en l'air. Qui pourrait le croire ? Les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeaient d'eux ce changement ; et les règles de leur art ont été asservies à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparaissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes avaient de la taille, et des dents ; aujourd'hui il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.

       Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes : les Français changent de mœurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourrait même parvenir à rendre la nation grave, s'il l'avait entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres. »

De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.

Pour le commentaire

I. Question à se poser (problématique)  : en quoi cette satire de la mode est-elle particulièrement efficace ?  

  1. Analyser le rythme des phrases qui traduisent les excès et les changements incessants.
  2. Une seule phrase interrogative bien placé. Analyser sa valeur.
  3. On peut repérer les procédés de mise en relief.

 

II. Bon à savoir

   Les vêtements, au fil du temps, sont devenus à la fois un moyen d’exprimer nos personnalités et une façon de nous intégrer à la société en suivant la mode et ses caprices.

   C’est donc un révélateur du comportement social.

   Montesquieu porte un regard comique et ironique sur le goût exagéré des Français, « changeante nation », pour la mode et ses extravagances. Ils révèlent ainsi leur manque de mesure et d’originalité, leur superficialité et leur asservissement à des modes futiles qui régissent leur existence. L’auteur va plus loin : le rapport des Français aux vêtements est l’image de leur comportement politique et social, de leur soumission aux caprices tyranniques du souverain.  

   Voici donc une analyse presque sociologique de la place du costume dans la société. Le vêtement nous cache mais révèle aussi des traits humains éternels, ici la légèreté.

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Date de dernière mise à jour : 24/04/2020