« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Salon de Mme Necker

Mme de Staël à bonne école dans le salon de sa mère Mme Necker

Mme Necker   Suzanne Curchod (1739-1794) est la fille du pasteur de Crassier, village voisin du château de Coppet, fief de son époux, le célèbre financier Jacques Necker, ministre des Finances de Louis XVI. Instruite, un tantinet pédante, plutôt belle, elle a tenu un salon des plus courus par les beaux esprits du temps au château même puis à Paris, à l'Hôtel Leblanc, 29, rue de Mulhouse et rue de la Chaussée d'Antin.

   Mentionnons, parmi les habitués, Georges Louis Leclerc (comte de Buffon), François Arnaud, Charlotte-Jeanne Beraud (marquise de Montesson), Jean-Baptiste-Antoine Suard, Jean-François de La Harpe, Jacques-Antoine-Hippolyte de Guibert (aimé par Mlle de Lespinasse), le comte d'Adhémar, Mme de Genlis, Benjamin Franklin, Michel-Paul-Gui de Chabanon, Antoine-Léonard Thomas, Denis Diderot, Jean le Rond d'Alembert (qui aime Julie de Lespinasse), Antoine-Laurent de Lavoisier, Charles-Claude Flahaut (comte d'Angiviller) et son épouse, la comtesse de Marchais, Jean François de Saint-Lambert, Jean Georges Lefranc de Pompignan (archevêque de Vienne), Guillaume-Thomas (abbé Raynal), l'abbé André Morellet, Claude-Emmanuel de Pastoret, l'abbé Jacques Delille, Mme du Deffand, le prince Victor de Broglie (comte de Grammont), Charles-Just de Beauveau, Jean-Jacques Rousseau, Louis-Jacques Corgnol (seigneur de Tessé), Frédéric Melchior (baron de Grimm), Bernard-Joseph Saurin, François-Jean de Chastelux, Jacques Henri Bernardin de Saint-Pierre, Jean-François Marmontel et Edward Gibbon.

   Excusez du peu !

   Les rencontres avaient lieu le vendredi. Sa fille Germaine, future Madame de Staël la secondait comme hôtesse et reçut une excellente éducation, participant très jeune aux conversations philosophiques. Mais Mme Necker répondra plus tard aux admirateurs de sa fille : « Ce n'est rien à côté de ce que j'en voulais faire. » 

   Réunis à cet endroit, un comité de philosophes (dont Diderot) a commandé une statue de Voltaire au sculpteur Pigalle. L'artiste a l'idée saugrenue de représenter le patriarche de Ferney dans une nudité héroïque. Cette audace a choqué et la sculpture est demeurée dans l'atelier du sculpteur. Mais, de fait, Voltaire fait un retour triomphal à Paris en 1778, on l’acclame, que ce soit à Trianon ou aux salons de la Chaussée d’Antin, dont celui de Mme Necker. L’Académie Française lui rend hommage. Mais Louis XVI refuse de le recevoir et ne cédera ni à l’opinion de la Cour et de la Ville, ni à Marie-Antoinette, inconsciente, qui veut faire aménager une loge pour Voltaire, près de celle du roi, à l’Opéra.

   Mme Necker règne alors sur les esprits éclairés de Paris, assurant ainsi à son futur ministre d’époux l’appui de ceux qui font l’opinion. Elle reçoit même le duc d’Orléans, futur Philippe-Égalité...

   Mais elle n'est pas dupe : « La plupart des hommes ne disent en conversation que des choses de convention. Les gens de lettres n'oseraient pas même dire franchement ce qu'ils pensent d'Homère, quoiqu'il ait vécu il y a trois mille ans. » (Mélanges).

   Voici ce que dit la marquise de la Tour du Pin dans ses Mémoires au sujet de Mme Necker et de sa fille, la future Mme de Staël : « Mme Necker, femme du contrôleur général ou, pour mieux dire, du premier ministre, tenait un état à peu près semblable au nôtre Mais, comme elle ne sortait presque pas, elle recevait tous les jours à souper des députés, des savants, mêlés aux admirateurs de sa fille, qui tenait bureau d'esprit dans le salon de sa mère et était alors dans toute la fougue de sa jeunesse, menant de front la politique, la science, l'esprit, l'intrigue et l'amour. Mme de Staël vivait chez son père au contrôle général, à Versailles et ne faisait sa cour que le mardi, jour de l'audience des ambassadeurs [...]. N'ayant jamais eu la moindre prétention à l'esprit, je me bornais à user avec prudence du bon sens dont la Providence m'avait douée. J'étais sur le pied de relations intimes avec Mme de Staël, mais elles n'allaient pas jusqu'à la confidence. »

   C'est en tout cas dans le salon de Mme Necker que Bernardin de Saint-Pierre donne la première lecture de Paul et Virginie et Buffon lui dédie ses Époques de la nature. Voltaire chante ainsi ses fameux « vendredis » :

« Vous qui chez la belle Hypatie

Tous les vendredis raisonnez

De vertu, de philosophie

Et tant d'exemples en donnez... »

   On peut sourire. Mais nous lui devons tout de même la fondation de l'hôpital Necker, l'existence de Mme de Staël, de sa fille et de tous les Broglie : écrivains, savants et hommes politiques. Descendance non négligeable de celle que Diderot décrivait en des termes un peu méprisants à Sophie Volland : « Il y a ici une Madame Neckre (sic), jolie femme et bel esprit qui raffole de moi. C'est une persécution pour m'avoir chez elle. [...] C'est une Genevoise sans fortune qui a de la beauté, des connaissances et de l'esprit, à qui le banquier Neckre vient de de donner un très bel état. » (Lettre du 18 août 1765).   

 Ce qu'elle dit de son banquier de mari peut prêter à sourire : « Si je me hasardais de peindre ce qu'est ce mot désintéressé appliqué à l'âme de mon époux, je ne parlerais pas de la noblesse de ses procédés, ni de ce qu'il y a de grand dans son mépris de l'argent. Je n'en parlerais pas, car ces vertus appartiennent tellement à Monsieur de Necker que je rougirais d'en faire l'éloge : loue-t-on une vestale de sa chasteté ? »

   Ou encore : « Je suis persuadée que Monsieur Necker a la tête plus administrative qui ait jamais existé. J'ai vu à côté de lui les premiers génies de l'Europe subjugués par son ascendant : il tient les deux bouts de la chaîne de toutes les idées de finance. »

   Candeur véritable ou gros mensonge ? Les Necker furent adorés ou détestés... Leur fille, aussi

   Retirée à Coppet après la chute du ministère Necker, Mme Necker sombre dans la maladie mentale, hantée par l'idée macabre d'être enterrée vivante : elle exige d'être embaumée et conservée dans une cuve remplie d'esprit-de-vin.  

Sources : Dictionnaire de la littérature française, XVIIIe siècle.

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