« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Jugements des contemporains sur Les Liaisons dangereuses

Ilustration pour les Liaisons dangereuses   Alexandre de Tilly, pourtant libertin notoire, écrit dans ses Mémoires parus au début du 19e siècle : « Ce sont des tableaux plus répréhensibles que ceux de l’Arétin (1), où il n’y a presque jamais de mauvais ton, souvent de la vérité ; mais plus fréquemment de l’exagération et de la charge, que ceux qui n’en savent pas davantage ont prises pour une éclatante peinture des mœurs générales d’une certaine classe ; c’est sous cet aspect, un des flots révolutionnaires qui a tombé dans l’océan qui a submergé la cour. C’est un des mille éclairs de ce tonnerre, ce dont personne ne s’est douté, ce que la plupart des lecteurs trouveront ici exagéré, ridicule peut-être ; ce que l’auteur ne m’a pas dit (2), mais ce qu’un conjuré aussi profond que lui a bien su […]. En un mot, c’est l’ouvrage d’une tête de premier ordre, d’un cœur pourri et du génie du mal […]. Dans le nouvel ordre des choses, ce livre a perdu de son intérêt et, néanmoins, durera autant que la langue. »

   Certains, comme La Harpe, trouvent le malheur infligé à Mme de Merteuil (la petite vérole) bien dérisoire : « La plus honnête femme peut être défigurée par la petite vérole et ruinée par un procès. Le vice ne trouve donc pas ici sa punition en lui-même, et ce dénouement sans moralité ne vaut pas mieux que le reste. »

   Grimm (Correspondance littéraire) pense également, comme beaucoup, qu’il y a une disproportion dans le roman entre quatre volumes (dans l’édition originale) de turpitudes et quelques pages pour le dénouement.

   Madame Riccoboni (3) exprime le malaise des moralistes face aux Liaisons dangereuses : « Un écrivain distingué, comme M. de Laclos doit avoir deux objets en se faisant imprimer, celui de plaire et celui d’être utile. En remplir un, ce n’est pas assez pour un honnête homme. On n’a pas besoin de mettre en garde [cf. l’Avant-propos des Liaisons] contre des caractères qui ne peuvent exister, et j’invite M. de Laclos à ne jamais orner le vice des agréments qu’il a prêtés à Mme de Merteuil. » Elle continue ainsi : « En qualité de femme, de Française, de patriote zélée » [nous sommes au printemps 1783 et le vocabulaire révolutionnaire est déjà dans les esprits] elle se sent blessée par la Merteuil : « Vous prétendez aimer les femmes ? Faites-les donc taire, apaisez leurs cris et calmez leur colère […]. Changez de système, Monsieur ; ou vous vivrez chargé de la malédiction de la moitié du monde. » Elle poursuit : « Ce sont les vérités douces et simples qui s’insinuent aisément dans le cœur. On ne peut se défendre d’en être touché parce qu’elles parlent à l’âme et l’ouvrent au sentiment dont on veut la pénétrer. » (Lettre du 19 avril 1782) Ne décrirait-elle pas ici l’effet produit par ses propres romans ?…

   Quant à Mme de Genlis, elle écrit dans ses Mémoires : « … Il [le vicomte de Ségur] me dit, entre autres choses, que M. de Laclos était l’un de mes plus grands admirateurs et que, si voulais bien y réfléchir, je trouverais un grand fond de morale dans son roman : je lui répondis, ce qui était vrai, que je venais de le lire pour la première fois ; que non seulement je le trouvais exécrable par les principes, mais qu’il me paraissait un fort mauvais ouvrage, sous les rapports littéraires. En effet, on n’y trouve ni invention, ni caractères, ni peintures neuves ou fidèles du monde. Il n’y a nul talent dans la conception de la femme perverse qu’il représente ; elle est seulement grossière et dégoûtante ; il était absurde de louer son imagination et de ne pas lui faire inventer un moyen plus ingénieux de se venger de sa rivale, que celui de l’attirer chez elle pour la faire fouetter par ses laquais… »

   Cependant, nulle censure au 18e siècle ; elle s’exerça au siècle suivant : le livre fut condamné quatre fois pour outrage aux bonnes mœurs.

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Notes 

(1) Auteur des Sonnets luxurieux, accompagnés de gravures érotiques (Renaissance italienne).

(2) Tilly rencontre Laclos à Londres avant la Révolution et le soupçonne d’être un agent du duc d’Orléans, futur Philippe-Égalité, conspirant contre Louis XVI. Ceci est désormais prouvé.

(3) Femme de lettres.

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Date de dernière mise à jour : 07/11/2017