« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Société du 17e siècle chez Molière

La société du 17e siècle

   Molière dresse un tableau complet de la société de son temps : noblesse, bourgeoisie, peuple de la ville et des champs. Attardons nous sur les différentes images féminines.

Noblesse

  •  Uranie (Critique de l'Ecole des Femmes) : intelligente sans prétention, sage sans exagération, discours juste. Elle a son pendant chez Dorante. C'est le parti des "honnêtes gens".  
  • Eliante (Le Misanthrope) : ressemble à Philinte mais avec davantage d'emballements.
  • Célimène (idem) : femme du monde coquette, un peu précieuse mais nullement ridicule. Drôle et spirituelle avec une certaine droiture d'esprit (à défaut de coeur), pleine d'ironie, infligeant des affronts à l'hypocrite et envieuse Arsinoé. Se débarrasse avec désinvolture des petits marquis, ses soupirants. Elle a un salon que fréquentent les gens de cour qui savent plaisanter finement (quoique cruellement). Conversation gracieuse, fantaisiste et galante. La scène des portraits donne une idée de ce que sont les salons mondains au 17e siècle ; elle se termine par les remarques d'Eliante sur les illusions de l'amour (imitées de Lucrèce), mettant ainsi une note sérieuse et de bon aloi qui ne manque pas aux conversations d'alors.     
    •  la comtesse d'Escarbagnac (M. de Pourceaugnac) : noblesse de province avec ses préjugés et la vanité grotesque de ses titres.

Bourgeoisie

  •  Elmire : une mondaine qui reçoit et qui doit avoir un jour.
  • Philaminte (Les Femmes savantes) : reçoit dans un salon d'intellectuelle. Si Célimène la connaissait, elle se moquerait d'elle. Le salon est ouvert aux cuistres et à leurs mauvais vers. Une précieuse ridicule.
  • filles très tenues (sauf celle d'Harpagon) et toujours menacées d'un mariage contre leurs voeux. Cf. éducation des filles. Jeunes filles raisonnables comme Henriette, Léonor (L'Ecole des maris), Eliante (Le Misanthrope), cousine de Célimène, plus instruite qu'Henriette, la touchante et craintive Marianne (Tartuffe), l'autre Marianne (L'Avare) doucement filiale, la tendre et aimante Angélique (Le Malade imaginaire). Elles sont toutes simples, naturelles et sensées.
  • Mme Jourdain (Le Bourgeois gentilhomme) défend ses droits et lutte avec le passion pour le bonheur menacé de sa fille : c'est une bourgeoise dans le sang, simple et laborieuse, avec la fierté de sa classe ; elle hait Dorante, dit son fait à Dorimène et monte la garde.
  •  Cathos et Madelon (Les Précieuses ridicules) : cf. préciosité.

Peuple     

    Le peuple de la ville ou les villageois installés à la ville fournissent les domestiques, parmi lesquels certaines servantes délurées au vert langage qui, très dévouées, appartiennent pour la vie aux maisons bourgeoises : Dorine la délurée (Tartuffe), Martine l'ignorante bonne ménagère (Les Femmes savantes), Nicole (Le Bourgeois gentihomme) ou Toinette (Le Malade imaginaire). Quant à la paysanne Georgette, domestique chez Arnolphe (L'Ecole des femmes), lourdaude et finaude à la fois, obséquieuse et fausse, elle arrive tout droit de sa ferme. Molière, La Fontaine et Cyrano de Bergerac sont les seuls écrivains du 17e siècle à faire vivre des paysans de leur temps qui ne paraissent pas de convention.  

Le vrai Molière est-il inspiré par la bourgeoisie ?

On peut en douter. Dans son ouvrage Morales du Grand Siècle (1948), le critique Paul Bénichou écrit en effet :

   « Pour généralement admise qu’elle soit, la prétendue inspiration bourgeoise de Molière soulève, sitôt qu’on lit sans préjugé l’ensemble de son théâtre, d’invincibles objections. Il ne faut pas oublier pour qui Molière écrivait surtout : sans la cour et les grands, sa gloire eût été bien maigre. Et le public bourgeois lui-même façonnait ses goûts suivant ceux du beau monde. Cela apparaît bien dans l’œuvre, où le partage du beau et du laid, du brillant et du médiocre à travers la vie humaine, se fait à l’encontre de toutes les habitudes bourgeoises. Les figures, et plus généralement la manière d’être, auxquelles Molière a attaché l’agrément et la sympathie répondent sans conteste à une vue noble de la vie. La qualité les marque, d’une façon assez particulière et qui mérite d’être définie, mais elle les marque à peu près sans exception. Le ridicule ou l’odieux sont presque toujours mêlés à quelque vulgarité bourgeoise. Ce fait qui n’a rien d’étonnant étant donné l’époque et le milieu de Molière, et qui était trop naturel pour qu’on le remarquât au cours des siècles aristocratiques, fut ensuite à tel point masqué par la nécessité d’accommoder Molière aux mœurs bourgeoises régnantes, qu’il a de la peine à apparaître de nos jours dans sa pleine lumière. C’est par là que s’explique peut-être, plus que par la seule considération de leur valeur, le mépris qui demeure attaché à toute une catégorie de ses comédies. Sainte-Beuve mis à part, il semble qu’il a fallu attendre une époque toute récente pour qu’on cessât de considérer comme un-à-côté de l’œuvre véritable de Molière ses pièces galante sou héroïques, ses pastorales, ses comédies-ballets à intermèdes musicaux, et qu’on voulût bien en tenir compte dans la définition de son génie. C’est pourtant par ces pièces que Molière tient le plus directement à son temps et à son public : écrites presque toutes pour les divertissements de la cour et destinées à flatter le goût du monde, elles établissent mieux que le grandes œuvres le contact entre Molière et ses contemporains Molière lui-même ne dédaignait pas cette partie de son œuvre. Tout porte à croire qu’il ne l’écrivit nullement à contrecœur, mais par goût spontané, et qu’il fut sensible, aussi bien qu’au succès de ses grands ouvrages, à celui de se comédies de seconde zone. Or, dans plusieurs de ces comédies, règne une sorte de galanterie à grand spectacle, dont la littérature du temps est coutumière, mais qui peut sembler inattendue chez un écrivain en qui on prétend incarner le sentiment bourgeois de la vie. L’adversaire des précieuses est des femmes savantes eut souvent le goût brillant et romanesque.   

Opinion de Stendhal

   Stendhal fait une étude centrée sur 1670 : De l’état de la société par rapport à la comédie, sous le règne de Louis XIV. En voici quelques extraits (les notes sont de Stendhal).   

   « ... Aux yeux de Louis XIV, d’Henri IV, de Louis XVIII, il n’y eut jamais en France que deux classes de personnes : les nobles, qu’il fallait gouverner par l’honneur et récompenser avec le cordon bleu ; la canaille à laquelle on fait jeter force saucisses et jambons dans les grandes occasions, mais qu’il faut pendre et massacrer sans pitié dès qu’elle s’avise d’élever la voix[1]. Cet état de la civilisation présente deux sources de comique pour les courtisans : 1. Se tromper dans l’imitation de ce qui est de bon goût à la cour ; 2. Avoir dans ses manières ou dans sa conduite une ressemblance quelconque avec un bourgeois. Les lettres de madame de Sévigné prouvent toutes ces choses jusqu’à l’évidence. C’était une femme douce, aimable, légère, point méchante. Voyez sa correspondance pendant ses séjours à sa terre des Rochers, en Bretagne, et le ton dont elle parle des pendaisons et autres mesures acerbes employées par son bon ami M. le duc de Chaulnes.  

   Ces lettres charmantes montrent surtout qu’un courtisan était toujours pauvre. Il était pauvre, parce qu’il ne pouvait pas avoir le même luxe que son voisin ; et, ce qu’il y avait d’affreux, de poignant pour lui, s’étaient les grâces de la cour qui mettaient ce voisin à même d’étaler tout ce luxe.

   Ainsi, outre les deux sources de haine indiquées ci-dessus, un courtisan avait encore pour contribuer à son bonheur, la pauvreté avec la vanité, a plus cruelle de toutes, car elle est suivie par le mépris[2].

   À la cour de Louis XIV, en 1670, au milieu de tant d’amers chagrins, d’espérances déçues, d’amitiés trahies, un seul ressort restait à ces âmes vaines et légères : l’anxiété du jeu, les transports du gain, l’horreur de la perte. Voici le profond ennui d’un Vardes ou d’un Bussy-Rabutin au fond de leur exil. N’être plus à la cour, c’était avoir tous les malheurs, tous les chagrins, sentir toutes les pointes de la civilisation d’alors, sans ce qui les faisait supporter. Il fallait pour l’exilé, ou vivre avec des bourgeois, chose horrible, ou voir les courtisans du troisième ou quatrième ordre, qui venaient faire leur charge dans la province, et qui vous accordaient leur pitié. Le chef-d’œuvre de Louis XIV, le complément du système de Richelieu, fut de créer cet ennui de l’exil.

   La cour de Louis XIV, pour qui sait la voir, ne fut jamais qu’une table de pharaon. Ce fut de telles gens que, dans l’intervalle de leurs parties, Molière se chargea d’amuser. Il y réussit comme un grand homme qu’il était, c’est-à-dire d’une manière à peu près parfaite. Les comédies qu’il présenta aux courtisans de l’homme-roi furent probablement les meilleures et les plus amusantes que l’on pût faire pour ces sortes de gens [...]. Quelquefois la dignité[3] des courtisans de Louis XIV se trouva choquée même de l’imitation gaie de ce qu’il y avait de plus ridiculement odieux à leurs yeux : un marchand de Paris. Le Bourgeois gentilhomme leur parut affreux, non pas à case du rôle de Dorante [...], mais tout simplement parce qu’il était dégradant et dégoûtant d’avoir les yeux fixés si longuement sur un être aussi abject que M. Jourdain, sur un marchand. Toutefois Louis XIV fut de meilleur goût ; ce grand roi voulut relever ses sujets industriels, et d’un mot il les rendit dignes qu’on se moquât d’eux. « Molière », dit-il à son valet de chambre-tapissier [Molière avait repris la charge de son père], tout triste des mépris de la cour, « Molière, vous n’avez encore rien fait qui m’ait tant diverti, et votre pièce est excellente. »   

  Et, plus loin :

   « ... L’avouerai-je ? Je suis peu sensible à ce bienfait du grand roi. Lorsque, vers 1720, les dissipations des grands seigneurs et le système de Law eurent enfin créé une bourgeoisie, il parut une troisième sorte de comique : l’imitation imparfaite et gauche des aimables courtisans. Le fils de M. Turcaret[4], déguisé sous un nom de terre, et devenu fermier général, dut avoir dans le monde une existence dont le modèle n’avait pas paru sous Louis XIV, dans ce siècle où les ministres eux-mêmes avaient commencé à n’être que des bourgeois ; Un homme de la cour ne pouvait voir M. Colbert que pour affaires. Paris se remplit de bourgeois fort riches [...] : MM. d’Angivilliers, Turgot, Trudaine, Monticourt, Helvétius, d’Épinay, etc. Peu à peu ces hommes opulents et bien élevés, fils des grossiers Turcaret, commencèrent cette fatale opinion publique, qui a fini par tout gâter en 1789. Ces fermiers généraux recevaient les gens de lettres à leurs soupers, et ceux-ci sortirent un peu du rôle de bouffons qu’ils avaient rempli à la table des véritables grands seigneurs. » 

 


[1] Mémoires de Bassompierre, de Gourville, etc.

[2] Lettres de Mme de Sévigné. Détails sur la vie et les projets de M. le marquis de Sévigné et de MM. de Grignan père et fils.

[3] Pour prendre une idée exacte de cette dignité, voir les Mémoires de Mme la duchesse d’Orléans, mère du Régent. Cette sincère Allemande dérange un peu les mille mensonges de Mme de Genlis, de M. de Lacretelle et autres personnages du même poids.

[4] Ce soir, mon fiacre a été arrêté un quart d’heure sur le boulevard des Italiens par les descendants des croisés, qui faisaient queue pour tâcher d’être admis au bal d’un banquier juif (M. de Rothschild). La matinée des nobles dames du faubourg Saint-Germain avait été employée à faire toutes sortes de bassesses pour s’y faire prier.

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Date de dernière mise à jour : 24/03/2018