« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Bérénice

Le personnage de Bérénice dans la tragédie éponyme (Racine)

Bérénice (Racine)   Bérénice fut créée à la cour en décembre 1670, puis à l’Hôtel de Bourgogne avec la Champmeslé dans le rôle-titre. Le thème élégiaque et pathétique de la séparation amoureuse était souvent illustré par les romans et les ballets de cour du temps. Racine les reprit avec sa Bérénice inspirée de quelques lignes écrites par Suétone sur l’empereur Titus et ses amours avec la reine juive Bérénice qu’il renvoya « de Rome malgré lui et malgré elle. » Il semble par ailleurs que Racine se soit inspiré des amours tragiques de Louis XIV et Marie Mancini.

   Son héroïne est une femme, comme dans Andromaque et, comme elle, une « Orientale » : Andromaque est exilée depuis la chute de Troie et la mort d’Hector ; Bérénice, reine de Judée, n’est pas chez elle à Rome bien qu’elle soit la maîtresse du jeune Titus, qui vient de devenir empereur au début de la pièce. 

   Elle est la véritable héroïne de la tragédie, bien que trois personnages se partagent la parole : Bérénice et Titus ont un temps de parole à peu près égal, mais Antiochus (qui aime aussi Bérénice) n’est pas non plus négligeable : lié à chacun des deux amants, Racine rappelle qu’il n’y a de tragédie qu’à force de proximité (d’où les déchirements à l’intérieur d’une même famille, sujets des tragédies antiques). Bérénice et Titus ne dialoguent que dans cinq scènes (pas une seule fois dans les actes I et III) mais la densité et l’intensité de leurs échanges sont inversement proportionnelles à leur relative brièveté.  

   Héroïne non parce qu’elle en est le personnage éponyme [1] mais parce qu’elle finit par trancher et par accepter le sacrifice suprême : vivre sans celui qu’elle aimait, alors que mourir eût été un soulagement. Toutefois, avant d’en arriver là, elle aussi apparaît comme une amante passionnée et désintéressée quand il est question de dignités ou de titres, mais capable de violence, d’injustice, de chantage même pour tenter de sauver son amour. Avant de choisir l’absolu (le départ et la vie), elle a tenté des stratégies relatives, des compromis (rester comme simple favorite à Rome), indignes d’une âme généreuse, mais qui, surtout pour les spectateurs modernes, la rendent simplement humaine.

   Rien n’obligeait Titus à épouser Bérénice, sa maîtresse en titre depuis cinq ans quand la pièce commence. L’analyse de Roland Barthes est intéressante : il suggère que « Bérénice est l’histoire d’une répudiation que Titus n’ose assumer [2]. »

   Selon Sainte-Beuve, « Bérénice peut être dite une charmante et mélodieuse faiblesse dans l'oeuvre de Racine, comme la Champmeslé le fut dans sa vie... » (Portraits littéraires).

_ _ _

Notes

[1] Pratique héritée des Anciens qui donnaient pour titre à leurs tragédies le nom du héros ou de l’héroïne.

[2] Roland Barthes, Sur Racine, Seuil, 1e édition 1963.

Tirade de Bérénice (Acte I, scène 5)

« Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.

Titus m’aime ; il peut tout ; il n’a plus qu’à parler,

Il verra le sénat m’apporter ses hommages,

Et le peuple de fleurs couronner ses images.

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?

Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,

Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,

Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;

Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,

Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;

Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts

Confondre sur lui seul leurs avides regards ;

Ce port majestueux, cette douce présence…

Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance

Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi !

Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi,

Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,

Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?

Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?

Cependant Rome entière, en ce même moment,

Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices,

De son règne naissant consacre les prémices.

Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux,

Au ciel, qui le protège, offrir aussi nos vœux.

Aussitôt, sans l’attendre, et sans être attendue,

Je reviens le chercher, et dans cette entrevue

Dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents

Inspirent des transports retenus si longtemps. »

(Bérénice, Acte I, scène 5)

* * *

   Dans sa préface à Bérénice, Racine définit son idéal dramatique[1] : « Une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression. »

Quelques éléments de compréhension  

   C’est la fin de l’exposition. Bérénice, exaltée, rêve à un bonheur inattendu et impossible dans une tragédie. Evidemment, elle se fourvoie. Cette tirade suspend l’action mais reste dramatique (mouvements du cœur).

   Il est un peu difficile d’analyser la composition : par définition, le bonheur explose en désordre. Mais l’ensemble reste cohérent grâce aux temps verbaux : un premier quatrain évoque le passé, le présent et le futur ; puis Bérénice développe chacun de ces éléments dans l’ordre.  Le passé l’emporte, Bérénice s’illusionne mais elle refuse toute prudence (premier vers). Elle est subjuguée par l’image de Titus qui rayonne de l’éclat impérial et de son amour. Notons les démonstratifs et l’exclamation sur deux vers (« Ciel… foi »).

   Bérénice n’aperçoit que des raisons de s’enthousiasmer, semblant refuser la tragédie imposée par Racine. Car ce sera ensuite la descente progressive vers le désespoir et la solitude      


[1] Le terme dramatique n’a d’abord qu’un sens technique, celui de mouvement.  

« Plaire et toucher »

   La tragédie est relativement simple, sans événements marquants, Racine, voulant « faire quelque chose de rien », écrit-il dans sa Préface, revendique une « action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression » ; l’action progresse uniquement par le jeu des passions et des sentiments. Rien d’autre que des plaintes dans cette pièce, donc une pure élégie ? Non, en fait un cruel drame intérieur, celui de la conscience et du cœur. Racine conclut ainsi sa Préface : « ... Ce n'est pas que quelques personnes ne m'aient reproché cette même simplicité que j'avais recherchée avec tant de soin. Ils ont cru qu'une tragédie, qui était si peu chargée d'intrigues, ne pouvait être selon les règles du théâtre. Je m'informai s'ils se plaignaient qu'elle les eût ennuyés. On me dit qu'ils avouaient tous qu'elle n'ennuyait point, qu'elle les touchait même en plusieurs endroits, et qu'ils la verraient encore avec plaisir. Que veulent-ils davantage ? Je les conjure d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes, pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche, et qui leur donne du plaisir, puisse être absolument contre les règles. La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première... »

   Pour Racine donc, il s'agit avant tout de « plaire et toucher », de faire naître l'émotion. Peu importe que l'intrigue soit trop simple eu égard aux règles traditionnelles de la tragédie (violence, sang, batailles, etc.).  

BÉRÉNICE

Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire :

 Je ne dispute [1] plus. J'attendais, pour vous croire,

 Que cette même bouche, après mille serments

 D'un amour qui devait unir tous nos moments,

 Cette bouche, à mes yeux [2] s'avouant infidèle,

 M'ordonnât elle-même une absence éternelle.

 Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.

 Je n'écoute plus rien, et pour jamais : adieu.

 Pour jamais ! Ah, Seigneur, songez-vous en vous-même

 Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

 Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

 Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

 Que le jour recommence et que le jour finisse,

 Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

 Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

 Mais quelle est mon erreur, et que de soins [3] perdus !

 L’ingrat, de mon départ consolé par avance,

 Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

 Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS

Je n’aurai pas, Madame, à compter tant de jours.

 J’espère que bientôt la triste [4] Renommée

 Vous fera confesser que vous étiez aimée.

 Vous verrez que Titus n’a pu, sans expirer...

BÉRÉNICE

Ah ! Seigneur, s’il est vrai, pourquoi nous séparer ?

 Je ne vous parle point d’un heureux hyménée ;

 Rome à ne plus vous voir m’a-t-elle condamnée ?

 Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

TITUS

Hélas ! vous pouvez tout, Madame. Demeurez :

 Je n’y résiste point ; mais je sens ma faiblesse :

 Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,

 Et sans cesse veiller à retenir mes pas

 Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.

 Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même,

 S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.

BÉRÉNICE

Eh bien, Seigneur, eh bien ! qu’en peut-il arriver ?

 Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

TITUS

Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ?

 S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,

 Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?

 S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,

 À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance

 Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?

 Que n’oseront-ils point alors me demander ?

 Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder [5] ?

BÉRÉNICE

Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

TITUS

Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice !

BÉRÉNICE

Quoi ? pour d’injustes lois que vous pouvez changer,

 En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?

 Rome a ses droits, Seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ?

 Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?

 Dites, parlez.

TITUS

Hélas ! que vous me déchirez !

BÉRÉNICE

Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !

TITUS

Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,

 Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’empire,

 Rome me fit jurer de maintenir ses droits :

 Je dois les maintenir. Déjà plus d’une fois,

 Rome a de mes pareils exercé la constance [6].

 Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,

 Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :

 L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis

 Chercher, avec la mort, la peine toute prête [7] ;

 D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête [8] ;

 L’autre, avec des yeux secs et presque indifférents,

 Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants [9].

 Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire

 Ont parmi les Romains remporté la victoire.

 Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus

 Passe [10] l’austérité de toutes leurs vertus ;

 Qu’elle n’approche point de cet effort insigne

 Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne

De laisser un exemple à la postérité,

 Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

BÉRÉNICE

Non, je crois tout facile à votre barbarie.

 Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.

 De tous vos sentiments mon cœur est éclairci ;

 Je ne vous parle plus de me laisser ici.

 Qui ? moi, j’aurais voulu, honteuse et méprisée

 D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?

J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus.

 C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.

 N’attendez pas ici que j’éclate en injures,

 Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures ;

 Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,

 Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs.

Si je forme des vœux contre votre injustice,

 Si devant que mourir la triste Bérénice

 Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,

 Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur.

 Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée,

 Que ma douleur présente, et ma bonté passée,

 Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser,

 Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser ;

 Et, sans me repentir de ma persévérance [11],

 Je me remets sur eux de toute ma vengeance.

 Adieu.

   Pistes de lecture

   1/Une âme blessée

- Quels sentiments se succèdent dans le cœur de Bérénice ?

- À quoi s’abaisse-t-elle ?

- Qu’est-ce qui fait l’ambiguïté dramatique (action, intrigue) et pathétique (registre) de son comportement final ?

   *2/Les accents élégiaques

- Les analyser. À quoi tient la poésie racinienne ?

   3/Un vers célèbre

- Qu’est-ce qui rend saisissante la remarque de Bérénice au vers 52 ? Selon les témoignages du temps, ce vers faisait rire les spectateurs. Pourquoi ?  

   4/ Une compétition illustre

   Racine et Corneille (Tite et Bérénice) ont traité, en même temps, le même sujet : qu’est-ce qui différencie essentiellement l’héroïne cornélienne de son homologue chez Racine ?

_ _ _

Notes 

[1] Discute.

[2] Devant moi.

[3] Prévenances pour la personne aimée.

[4] Funeste, cruelle.

[5] Observer, respecter.

[6] Mis à l’épreuve.

[7] Il s’agit de Régulus, scrupuleusement attaché à la parole donnée.

[8] Manlius Torquatus, qui condamna à mort son fils, coupable de s’être élancé au combat avant le signal.

[9] Brutus l’Ancien, dont les deux fils avaient conspiré contre l’État.

[10] Surpasse.

[11] La constance de mon amour.

Sources de Racine

   Racine imagine sa Bérénice d'après quelques indications de Tacite et Suétone. Une phrase de Suétone résume le sujet : Titus, qui aime Bérénice, reine de Palestine, et qui est aimé d'elle, lui a promis le mariage ; mais il la renvoie à Rome malgré lui et malgré elle dès les premiers jours de son élévation au trône impérial, la loi voulant des Romaines pour impératrices. Mais la structure, l'intrigue et la psychologie de la tragédie sont entièrement de Racine.

_ _ _

   Dans son ouvrage Titus n'aimait pas Bérénice (P.O.L. 2015, Prix Médicis), Nathalie Azoulai nous livre une relecture passionnante de cet amour tragique, cherchant à comprendre ce qui, dans la vie de Racine, a pu l'inciter à écrire cette pièce.

A voir ici

 

La Bérénice d’Aragon

   Dans le roman d'Aragon, Aurélien, (1944), le personnage est hanté par un vers de Bérénice (« Je demeurai longtemps errant dans Césarée... ») depuis qu'il a rencontré une jeune femme prénommée Bérénice. Voici l’incipit d’Aurélien :

 « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient (1) sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois... Qu'elle se fut appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.  Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée... » En général, les vers, lui… Mais celui-ci lui revenait et revenait. Pourquoi ? c'est ce qu'il ne s'expliquait pas. Tout à fait indépendamment de l'histoire de Bérénice…l'autre, la vraie… D'ailleurs il ne se rappelait que dans ses grandes lignes cette romance, cette scie (2). Brune alors, la Bérénice de la tragédie. Césarée (3), c'est du côté d'Antioche, de Beyrouth. Territoire sous mandat (4). Assez moricaude, même, des bracelets en veux-tu en voilà, et des tas de chichis, de voiles. Césarée… un beau nom pour une ville. Ou pour une femme. Un beau nom en tout cas. Césarée… Je demeurai longtemps … je deviens gâteux. Impossible de se souvenir : comment s'appelait-il, le type qui disait ça, une espèce de grand bougre ravagé, mélancolique, flemmard, avec des yeux de charbon, la malaria… qui avait attendu pour se déclarer que Bérénice fût sur le point de se mettre en ménage, à Rome, avec un bellâtre (5) potelé, ayant l'air d'un marchand de tissus qui fait l'article, à la manière dont il portait la toge. Tite (6). Sans rire. Tite. « Je demeurai longtemps errant dans Césarée… Ça devait être une ville aux voies larges, très vide et silencieuse. Une ville frappée d'un malheur. Quelque chose comme une défaite. Désertée. Une ville pour les hommes de trente ans qui n'ont plus de cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l'aube. Aurélien voyait des chiens s'enfuir derrière les colonnes, surpris à dépecer une charogne. Des épées abandonnées, des armures. Les restes d'un combat sans honneur... »

_ _ _

Notes 

 (1) Princesse juive que Titus emmena à Rome après la prise de Jérusalem en 70 et dont l’histoire a inspiré à Racine une tragédie du même nom et à Corneille une autre tragédie : Tite et Bérénice

(2) Scie : terme populaire pour désigner une rengaine, un thème obsédant

(3) Césarée : ville de Palestine

(4) Territoire sous tutelle

(5) Terme utilisé pour désigner un homme à la beauté fade et imbu de sa personne

(6) Empereur romain de 79 à 81 : le nom de Tite évoque davantage la tragédie de Corneille que celle de Racine.

Quelques remarques en rapport avec la Bérénice de Racine  

   La répulsion qu’éprouve Aurélien, sentiment « disproportionné », se transforme rapidement en obsession par le truchement du vers de Racine. On peut constater l’ambiguïté du pronom « ce » (« c’était disproportionné ») : que commente Aurélien ? la taille de Bérénice dans la phrase suivante ou bien « l’irritation » qui s’empare de lui ? Les sentiments réels d’Aurélien restent encore inconscients. Aux lignes 15 à 17, s’établit une forme d’équivalence entre la femme et le vers : les deux termes pourraient être interchangeables. Aurélien ressent la même chose pour le vers de Racine et Bérénice : c’est donc par le biais du vers que la cristallisation amoureuse prend corps. Dans cette phrase, on note en effet une progression du rejet vers l’obsession par le truchement d’un travail sur l’autocorrection : « Un vers qu’il ne trouvait même pas un beau vers » => « ou enfin qui lui paraissait d’une qualité douteuse. »      

   Nous entrons dans l’imaginaire d’Aurélien : le nom de Bérénice suscite une rêverie qui conduit au vers et au personnage de Racine : « Je demeurai longtemps errant dans Césarée » puis au souvenir de la guerre. Le texte rebondit ensuite de Césarée à Antioche et à l’histoire contemporaine.

   Aurélien s’identifie à Antiochus, l’amant éconduit qu’il ne nomme pas mais auquel il emprunte ses mots (c’est Antiochus qui prononce le vers chez Racine) ; nouveau télescopage avec le nom de la ville « Antioche » (en fait très éloignée de Césarée en Palestine).

   Par ailleurs, Aragon traite le texte de Racine de manière burlesque : conte-rendu trivial de l’intrigue, présentation dégradante des personnages se moquant de leur personnalité, de leurs traits physiques et de leur nom. Aragon se livre à une satire du sublime racinien. Et cependant, c’est par le vers de Racine qu’Aurélien accède à l’amour de Bérénice. La littérature a de la valeur pour lui, d’autant que durant la guerre et l’obsession qu’il a eue pour ce vers à l’époque suggère qu’il a trouvé du réconfort das la littérature au milieu de l’horreur.

   On peut donc conclure qu’Aurélien a un rapport à la fois iconoclaste et fasciné pour Racine.        

Autres références

   Le thème élégiaque de la séparation est présent dans

- le mythe  de Didon et Enée (Virgile, L'Enéide)

- Voyage au bout de la nuit (Céline : Bardamu fait ses adieux à Molly)

- Ulysse et Calypso (L'Odysée).

 

Gestes révélateurs au théâtre

   « En 2011, Bérénice était donné à la Comédie Française dans une mise en scène très Knoll. Les personnages allaient et venaient entre des piliers doriques, déclamant le regard droit dans le public quand, d’après le texte, ils s’adressaient à une suivante ; ils faisaient trop de gestes, qui plus est des gestes psychologisants (Bérénice caressant la joue de Titus, comme si une reine, en présence d’un tiers, allait caresser la joue d’un empereur romain[1]). L’acteur qui jouait Titus donnait des coups de menton en déclamant d’une voix criarde. On crie en général trop au théâtre, enfin dans le mauvais théâtre. Ah, beauté du e muet qui ne l’est en réalité pas, si beau vraiment, à la moitié du deuxième hémistiche, dans le vers : « Une reine est suspecte à l’empire romain », avec cette manière si française et si incompréhensible pour des non-francophones d’écraser le son, de ne pas se donner toutes les chances de charme, au contraire des langues à accent tonique ; ainsi ne devraient-ils pas être les gestes ? ; de cet art apparemment si plat de la répétition et qui semble mettre du spontané dans un vers aussi réglé que l’alexandrin, de la souplesse dans cette raideur (« du jour que je le vis jusqu’à ce triste jour ») ; ainsi ne devraient-ils pas être les gestes ?  de cette pièce qui, me disais-je en l’écoutant, avec ce côté collabo des femmes qu’a Racine, avec sa Bérénice toute plaintive, on lui dit « Rome » elle répond « Et moi ? », que ce n’est pas à Tite et Bérénice qu’il faut l’opposer (beuh, ce vieux salaud de Corneille tentant de pourrir la première de la Bérénice de Racine par sa présence supposée majestueusement intimidante en compagnie d’une clique de copains, et il échoue, un des régals de ma vie depuis 1670), mais à Rodogune ; car enfin, Corneille a toujours attaqué les femmes qui n’avaient pas l’air d’hommes (quand elles sont viriles, bonheur) et a fait de ce personnage de Cléopâtre (XVI, XXIII, XXXIV, je ne sais plus) une narcissique sanguinaire, tant il est vrai que l’apothéose du narcissisme n’est pas la mort du Narcisse, mais la mort de l’autre.

Charles Dantzig, Traité des gestes (Grasset, 2017).


[1] Tout le jeu de Racine sur les noms d’ « empereur » et d’ « impératrice » est bien sûr un accommodement historique, car le titre d’empereur n’existait pas, du moins pour désigner le chef de l’État, il n’était pas supposé y en avoir ; presque tout au long de cette période, par un énorme mensonge, on n’a jamais aboli la République ni nommé le tyran par son nom. Il continuait à se faire élire consul, etc. Jamais n’a aussi bien éclaté l’hypocrisie la plus révoltante, elle du pouvoir.

* * *

Date de dernière mise à jour : 29/03/2024