« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Mme de Sévigné et la nature

Lettres de Mme de Sévigné sur son amour de la nature

Les Rochers   Le sentiment de la nature est presque absent (il convient de relativiser cette assertion) de la littérature du 17e siècle, qui s’intéressait surtout à la vie de société et à des idées abstraites et d’ailleurs, elle n’admettait pas l’expression des sentiments personnels : « Le moi est haïssable » (Pascal). Il fallut attendre Rousseau et ses Confessions pour pouvoir dire « je » et s’extasier sur les prés et les bois…  

   A peine en trouve-t-on des traces dans quelques vers de Saint-Amant et de Théophile de Viau, dans d’assez nombreuses fables de La Fontaine, dans certaines phrases de Bossuet et de Fénelon (souvenirs bibliques et réminiscences de l’antiquité gréco-latine) et dans plusieurs lettres de Mme de Sévigné que l'on peut trouver ci-dessous sous forme d’extraits :

  • Lettre du 29 avril 1671 : printemps
  • Lettre du 22 juillet 1671 : les foins
  • Lettre du 3 novembre 1677 : automne
  • Lettre du 2 novembre 1679 : automne
  • Lettre du 12 juin 1680 : clair de lune
  • Lettre du 27 mai 1680 : forêts
  • Lettre du 28 décembre 1689 : ciel d’hiver
  • Lettre du 19 avril 1690 : printemps
  • Lettre du 3 février 1695 : hiver à Grignan

   Mme de Sévigné séjournait soit à Paris (Hôtel Carnavalet), soit chez sa fille au château de Grignan, soit dans sa propriété des Rochers en Bretagne où, dit-elle dans une lettre, elle pouvait faire des « économies » (on disait alors « retranchements »).  

Lettre de Mme de Sévigné du 29 avril 1671 

   Elle écrivit cette lettre à Mme de Grignan de Livry, chez l’abbé de Coulanges, où il lui arrivait de séjourner. Elle y célèbre le printemps : 

   « … Je vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai : le rossignol, la fauvette ont ouvert le printemps dans nos forêts ; je m’y suis promenée tout le soir toute seule. J’y ai trouvé toutes mes tristes pensées ; mais je ne veux plus vous en parler. J’ai destiné une partie de cette après-dînée à vous écrire dans le jardin, où je suis étourdie de trois ou quatre rossignols qui sont sur ma tête… » 

Lettre du 22 juillet 1671 

   Cette conception idyllique des travaux des champs reste traditionnelle en littérature. Elle écrit de son domaine des Rochers à son cousin M. de Coulanges : 

   « … Elle [Mme la duchesse de Chaulnes, épouse du gouverneur de Bretagne] viendra ici et je veux qu’elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allée que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller ; voici une autre petite proposition incidente : vous savez qu’on fait les foins ; je n’avais pas d’ouvriers ; j’envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer ici : vous n’y voyez encore goutte ; et, en leu place, j’envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement… »

   Elle termine cette lettre dite « des foins » ou « de la prairie » par ces mots : « Voilà l‘histoire en peu de mots. Pour moi, j’aime les narrations où l’on ne dit que ce qui est nécessaire, où l’on ne s’écarte point ni à droite ni à gauche, où l’on ne reprend point les choses de si loin ; enfin je crois que c’est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables. » Une leçon de style ?   

Lettre du 3 novembre 1677 

   Elle écrit de Livry à son cousin Bussy-Rabutin : 

   « … Je suis venue ici achever les beaux jours, et dire adieu aux feuilles ; elles ont encore toutes aux arbres ; elles n’ont fait que changer de couleur ; au lieu d’être vertes, elles sont aurores [jaunes], et de tant de sortes d’aurore, que cela compose un brocart d’or riche et magnifique, que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer… » 

Lettre du 2 novembre 1679 

   Elle écrit de Livry à sa fille : 

   « Je quitte ce lieu à regret, ma fille : la campagne est encore belle : cette avenue et tout ce qui était désolé de chenilles, et qui a pris la liberté de repousser avec votre permission, est plus vert qu’au printemps dans les plus belles années ; les petites et les grandes palissades [haies] sont parées de ces belles nuances de l’automne dont les peintres font si bien leur profit ; les grands ormes sont un peu dépouillés, et l’on n’a point de regret à ces feuilles picotées : la campagne en gros est encore toute riante, j’y passais mes jours seule avec des livres… » 

Lettre du 12 juin 1680

   Elle écrit à sa fille des Rochers :  

   «… L’autre jour, on vint me dire : « Madame, il fait chaud dans le mail [promenade ombragée où l’on jouait au mail, sorte de jeu de croquet : cf. maillet], il n’y a pas un brin de vent ; la lune y a fait des effets les plus plaisants du monde. » Je ne pus résister à la tentation ; je mets mon infanterie sur pied ; je mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n’étaient point nécessaires ; je vais dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre ; je trouve mille coquecigrues [les coquecigrues de Rabelais sont des animaux fantastiques], des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci, par-là, des hommes noirs, d’autres ensevelis tout droits contre des arbres, de petits hommes cachés, qui ne montraient que la tête, des prêtres qui n’osaient approcher [Marcel Proust admirait ce passage impressionniste]. Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s’appelle des esprits, et que notre imagination en est le théâtre, nous nous en revenons sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité. Ma chère enfant, je vous demande pardon, je crus être obligée, à l’exemple des anciens, comme nous disait ce fou que nous trouvâmes dans le jardin de Livry, de donner cette marque de respect à la lune : je vous assure que je m’en porte fort bien. » 

Lettre du 27 mai 1680 (lundi soir) 

   Dans cette lettre à sa fille écrite de Nantes, elle se plaint de la prodigalité de son fils qui fait abattre des bois pour se procurer de l’argent. Un sacrilège que de détruire cette beauté de la forêt, antique asile de la rêverie et du mystère, peuplé de nymphes, dieux sylvestres et autres antiques déités…   

   «… Je fus hier au Buron [domaine situé près de Nantes], j’en revins le soir ; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre : Il y avait les plus vieux bois du monde ; mon fils, dans son dernier voyage, lui a donné les derniers coups e cognée. Il a encore voulu vendre un petit bouquet qui faisait une assez grande beauté ; tout cela est pitoyable : il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n’eut pas un sou un mois après […]. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l’horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient, par leurs funestes cris, les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur ; et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n’ont point parlé, comme celui où était Clorinde [allusion à un épisode de La Jérusalem délivrée, du Tasse] ?  Ce lieu était un luogo d’incanto [lieu d’enchantement], s’il en fut jamais ; j’en revins toute triste ; le souper que me donna le premier président [de la cour d’appel de Nantes] et sa femme ne fut point capable de me réjouir… »  

Lettre du 28 décembre 1689  

   Elle écrit à sa fille de son domaine des Rochers : 

   « … Nous avons eu ici, ma fille, les plus beaux jours du monde jusqu’à la veille de Noël : j’étais au bout de la grande allée, admirant la beauté du soleil, quand tout d’un coup je vis sortir du couchant un nuage noir et poétique, où le soleil s’alla plonger, en même temps un brouillard affreux, et moi de m’enfuir. Je ne suis point sortie de ma chambre, ni de la chapelle jusqu’à aujourd’hui, que la colombe a apporté le rameau : la terre a repris sa couleur, et le soleil ressortant de son trou fera que je reprendrai aussi le cours de mes promenades ; car vous pouvez compter, ma très chère, puisque vous aimez ma santé, que quand le temps est vilain, je suis au coin de mon feu, lisant ou causant avec mon fils et sa femme… »    

Lettre du 19 avril 1690  

   Elle écrit à sa fille des Rochers :  

   «… Je reviens encore à vous, ma bonne, pour vous dire que si vous avez envie de savoir, en détail, ce que c’est qu’un printemps, il faut venir à moi. Je n’en connaissais moi-même que la superficie [idée superficielle] ; j’en examine cette année jusqu’aux premiers petits commencements. Que pensez-vous donc que ce soit que la couleur des arbres depuis huit jours ? répondez. Vous allez dire : « Du vert. » Point du tout, c’est du rouge. Ce sont de petits boutons, tout prêts à partir, qui font un vrai rouge ; et puis ils poussent tous une petite feuille, et comme c’est inégalement, cela fait un mélange trop joli de vert et de rouge. Nous couvons tout cela des yeux ; nous parions de grosses sommes – mais c’est à ne jamais payer – que ce bout d’allée sera tout vert dan deux heures ; on dit que non ; on parie. Les charmes ont leur manière, les hêtres une autre. Enfin je sais sur cela tout ce que l’on peut savoir… »    

Lettre du 3 février 1695  

   Elle écrit à son cousin Coulanges de Grignan : 

   « … Mme de Chaulnes me mande que je suis trop heureuse d’être ici avec un beau soleil ; elle croit que tous nos jours sont filés d’or et de soie. Hélas ! mon cousin, nous avons cent fois plus de froid ici qu’à Paris ; nous sommes exposés à tous les vents [le château de Grignan est construit sur une hauteur] : c’est le vent du midi, c’est la bise, c’est le diable, c’est à qui nous insultera ; ils se battent entre eux pour avoir l’honneur de nous renfermer dans nos chambres ; toutes nos rivières sont prises ; le Rhône, ce Rhône si furieux, n’y résiste pas ; nos écritoires sont gelées, nos plumes ne sont plus conduites par nos doigts, qui sont transis ; nous ne respirons que de la neige ; nos montagnes sont charmantes dans leur excès d’horreur : je souhaite tous les jours un peintre pour bien représenter l’étendue de toutes ces épouvantables beautés : voilà où nous en sommes. Contez un peu cela à notre duchesse de Chaulnes, qui nous croit dans des prairies, avec des parasols, nous promenant à l‘ombre de orangers… »

Lyrisme ?

   Certes, nous pouvons aujourd'hui évoquer le lyrisme de Mme de Sévigné (ou de Bossuet) mais eux-mêmes et leurs contemporains n'auraient pas compris. Les cercles précieux n'ont rien fourni au lyrisme de la marquise : il n'est pas un produit du romanesque ou de la galanterie mais il marque le renouveau de la sensibilité féminine, phénomène important de la dernière partie du 17e siècle car annonciateur de l'époque future. À côté de son amour pour sa fille, elle évoque donc son amour pour la nature et le plein air, comme cette odeur humide des bois de Bretagne qu'il lui arrive de parcourir la nuit, précédée de flambeaux et sous la pluie : elle aime le concret, l'immédiateté et le choc visuel. On a pu parler à son sujet « d'impressionnisme littéraire » avec, dans ses phrases, des surprises, raccourcis et rapprochements inattendus ; Proust a évoqué le « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné », en raison du mystère dévoilé et recouvert.

On dit que...

   L'une de ses occupations favorites est de lire à la campagne. Il y a au château des Rochers un petit cabinet où elle range "quantité de livres choisis" (histoire, poésie, essais) ; elle les emporte dans "ses allées" ou bien les lit dans ce petit cabinet, près de la fenêtre qui s'ouvre sur les arbres du printemps ou de l'automne...

Mme de Sévigné aux Rochers

   Le domaine des Rochers appartenait à son mari et son oncle, l’abbé de Coulanges, l’aide à l’administrer. Charles, son fils cadet, y naît. Elle y vécut quelques mois avant la mort de son mari. Elle ne séjourne jamais à l’Hôtel de Sévigné, à Vitré.  

   Elle y reçoit le vendredi les deux lettres hebdomadaires de sa fille. Sur ses 764 lettres conservées, elle en écrit 255 des Rochers, au cours de cinq séjours de plusieurs mois qu’elle y fit de 1671 à sa mort. Lors du premier, elle se plaint de l’absence de Françoise : « Enfin, ma fille, nous voici dans ces pauvres Rochers. Quel moyen de revoir ces allées, ces devises, ce petit cabinet, ces livres, cette chambre, sans mourir de tristesse ? » Certes, mais elle n’y dépense rien et l’on connaît ses problèmes financiers, la vie à Paris étant dispendieuse.  

   C’est un vieux manoir gothique de la fin du 15e siècle, avec deux ailes en équerre, une tour d’angle, une autre à l’arrière et une chapelle octogonale à coupole, surplombant le bocage et des jardins d’agrément qui n’ont rien à voir avec ceux de Le Nôtre : pelouses à l’anglaise, plates-bandes baroques, potager.

   Dans sa grande chambre à l‘étage, elle dort, prend ses repas sur une table dressée sur des tréteaux, reçoit ses visiteurs, écrit... et attend les lettres de sa fille.    

https://bretagne-vitre.com/le-chateau-des-rochers-sevigne/

Sources de ce paragraphe : Mes maisons d'écrivains, Eliane Bloch-Dano, Stock, 2019.

Modernité de Mme de Sévigné

   Le savent-ils, ces jeunes qui maltraitent notre langue et s’imaginent inventer un nouveau langage ?

   Ils utilisent fréquemment « trop » à la place de « très », par exemple : « C’est trop beau ! » 

   Eh bien, ils retrouvent ainsi l’utilisation qu’on en faisait au 17e siècle, notamment chez Mme de Sévigné qui, dans sa lettre du 19 avril 1690 décrit à sa fille le printemps dans son domaine breton des Rochers :

   « Que pensez-vous donc que ce soit que la couleur des arbres depuis huit jours ? répondez. Vous allez dire : « Du vert. » Point du tout, c’est du rouge. Ce sont de petits boutons, tout prêts à partir, qui font un vrai rouge ; et puis ils poussent tous une petite feuille, et comme c’est inégalement, cela fait un mélange trop joli de vert et de rouge. »

   Mais, Madame, diraient-ils, « cé ki cévigné ??? »

* * *

Date de dernière mise à jour : 04/03/2024