« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Montesquieu et du Deffand

De l'Esprit des lois (Montesquieu)   À la mort de Mme du Tencin, Montesquieu fréquente le salon de la marquise du Deffand. Ils s’apprécient. En voici maintes preuves.

   « Je sens qu’il n’y a pas de lecture qui puisse remplacer un quart d’heure de ces soupers qui faisaient mes délices » écrit Montesquieu à Mme du Deffand de son château de La Brède.

   « Il [Montesquieu] m’a souvent dit avec sa naïveté et sa sincérité ordinaires : « J’aime cette femme de tout mon cœur, elle me plaît, elle me divertit ; il n’est pas possible de s’ennuyer un moment avec elle. » (Lettre du chevalier d’Aydie à Mme du Deffand, 28 janvier 1754)

   « Mme du Deffand dit fort bien : « On peut être menteur ; mais il ne faut jamais être faux. » (Montesquieu, Pensées)

   « C’est de l’esprit sur les lois », écrit Mme du Deffand à propos de l’ouvrage L’Esprit des lois. Un peu dévalorisant, certes... Mais Mme du Deffand ne peut se retenir de faire de bons mots et, étrangement, elle n’aime pas les philosophes ou, du moins, l'esprit philosophique.    

   Après la parution de l’ouvrage de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, où l’auteur explique à une marquise fictive, en termes simples, la complexité de la pensée philosophique et scientifique, Montesquieu écrit à d’Alembert le 16 novembre 1753 : « Dites, je vous prie, à Mme du Deffand, que si je continue à écrire sur la philosophie, elle sera ma marquise. »

   Montesquieu connaît son tempérament de « vaporeuse » (dépressive) et lui écrit le 15 juin 1751 : « Mais je ne songe pas que je vous ennuie à la mort, et que la chose du monde qui vous fait le plus de mal, c’est l’ennui ; et je ne dois pas vous tuer comme font les Italiens par une lettre. » Un mois plus tard : « J’aime bien ce que vous dites, que vous n’avez suivi vos compagnes que pour tuer le temps et que vous n’avez jamais tant trouvé qu’il mérite de l’être. Eh bien ! soit, tuons-le ; mais je le connais, il reviendra nous faire enrager. »

   Mme du Deffand écrit à Montesquieu le 8 novembre 1751 : « Vous apercevez-vous du temps qu’il y a que je ne vous ai écrit ? Non, sûrement, et vous n’êtes, par conséquent, pas curieux d’en savoir la raison. Je vais pourtant vous la dire : je suis morte, et je me suis fait inhumer à Sceaux (1). Cela est très vrai ; on prétend que je ressusciterai : c’est ce dont je doute. S’il m’en venait quelque espérance, ce serait par l’idée qu’il me prend aujourd’hui de vous écrire, à vous qui êtes le plus vivant de tous les hommes. »

   Mme du Deffand devient quasiment aveugle et Montesquieu, qui perd aussi la vue lui écrit en septembre 1754 : « Vous dites que vous êtes aveugle, ne voyez-vous pas que nous étions autrefois, vous et moi, de petits esprits rebelles qui furent condamnés aux ténèbres. Ce qui doit nous consoler. C’est que ceux qui voient clair ne sont pas pour cela lumineux. »

   Montesquieu demande à d’Alembert de lui laisser le choix du sujet de la discussion, à propos des articles de la future Encyclopédie : « Et si vous voulez, ce choix se fera chez Mme du Deffand avec du marasquin. » Plaisirs de l’esprit et de la table...

   Ils ne sont pas d’accord sur l’idée cosmique de la « chaîne des êtres ». Mme du Deffand ne voit pas de lien entre l’huître et les anges. Montesquieu lui répond le 12 octobre 1753 avec une certaine ironie : « Vous dites, Madame, que rien n’est heureux, depuis l’ange jusqu’à l’huître : il faut distinguer. Les séraphins ne sont point heureux, ils sont trop sublimes : ils sont comme Voltaire et Maupertuis, et je suis persuadé qu’ils se font là-haut de mauvaises affaires ; mais vous ne pouvez douter que les chérubins ne soient très heureux. L’huître n’est pas si malheureuse que nous, on l’avale sans qu’elle s’en doute ; mais pour nous, on vient nous dire que nous allons être avalés et on nous fait toucher au doigt et à l’œil que nous serons digérés éternellement. Je pourrais parler à vous, qui êtes gourmande, de ces créatures qui ont trois estomacs : ce serait bien le diable si, dans ces trois, il n’y en avait pas un de bon. Je reviens à l’huître : elle est malheureuse quand quelque longue maladie fait qu’elle devient perle : c’est précisément le bonheur de l’ambition. On n’est pas mieux quand on est huître verte ; ce n’est pas seulement un mauvais fond de teint, c’est un corps mal constitué. »

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Notes

(1) Chez la duchesse du Maine, que Mme du Deffand fréquentait volontiers.

Source des citations : Mme du Deffand, Inès Murat, Perrin, 2003.

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