« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Mme Roland (Mémoires)

Biographie

Manon Roland   Marie-Jeanne Philipon, dite « Manon » dans l’intimité, fille d’un graveur parisien, est née le 17 mars 1754 à Paris. Elle sait lire à quatre ans et, dès lors, s’absorbe dans tous les livres qu’on lui donne. Elle est folle de Plutarque quelle lit toute jeune et qui lui donne une âme héroïque et républicaine, mentionnant cette « Vie des hommes illustres qu’à l’âge de huit ans je portais à l’Église au lieu d’une Semaine sainte » et écrivant encore : « Dans les premiers élans de mon jeune cœur, je pleurais, à douze ans, de n’être née ni Spartiate, ni Romaine ; j’ai cru voir dans la Révolution l’application inespérée des principes dont je m’étais nourrie. » De la même manière, elle lit Rousseau jour et nuit, tout entier, du Contrat social à La Nouvelle Héloïse, lui emprunte ses idées politiques et sociales ainsi que sa conception de l’amour. Elle lit également Voltaire, l’ouvrage de Fénelon sur l’éducation des filles et celui de Locke sur l’éducation des enfants. Elle reste un an dans un couvent pour préparer sa communion et y rencontre ses amies de cœur, les sœurs Can(n) et auxquelles elle adresse par la suite de longues missives qui nous sont restées. Elle aime passionnément la musique, notamment le clavecin. En 1777, l’Académie de Besançon met au concours la question suivante : « Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs. » Manon envoie (anonymement) un discours sur le sujet mais elle n’obtient pas le prix, pas plus que Bernardin de Saint-Pierre qui a concouru également. Cette année-là, le prix n’est pas attribué.

   Elle est d’autant plus attirée par la politique que sa vie intime est un échec. En 1780, elle épouse un inspecteur des manufactures, Roland de la Plâtrière, âgé de 46 ans – elle en a 26 – pour échapper à une vie familiale difficile en raison des mœurs scabreuses de son père. Elle se jure d’être l’épouse fidèle d’un mari qu’elle n’aime pas. Cependant, elle l’admire, sans doute parce qu’il a écrit dans la sacro-sainte Encyclopédie et connu les philosophes. Elle commence donc par mener une obscure vie domestique, écrivant aux sœurs Can(n) et qu’elle prépare la cuisine en reliant son Plutarque.

   La Révolution bouleverse sa vie : son époux, nommé à la Commune de Lyon, et mis en relation avec les hommes de l’Extrême-gauche de la première Assemblée, amène sa femme à Paris en 1790. Il attire chez lui Pétion (le futur maire de Paris), Brissot (le grand publiciste du parti avancé), Robespierre et Buzot, dont elle va s’éprendre (voir infra). Toute imprégnée de Rousseau, il lui apparaît comme le Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse.

   C’est ainsi que naît un important salon révolutionnaire qui souffle sur l’Assemblée un esprit tous les jours plus belliqueux. Roland est nommé ministre de l’Intérieur. « M. Roland, écrit un royaliste, s’est présenté devant le roi avec des souliers sans boucles, un habit brun, une petite veste rouge et des cheveux plats unis. » C’est que celui-ci entend étonner les Tuileries par son puritanisme et sa simplicité. Manon s’installe donc dans l’ancien hôtel du Contrôle général, devenu ministère de l’Intérieur. C’est dans son salon que se prépare la chute du Trône.

   Mais les massacres de septembre 1792 la révoltent : « Vous connaissez mon enthousiasme pour la Révolution, eh bien, j’ai eu honte. Elle est ternie par des scélérats, elle est devenue hideuse. »

   Arrêtée le 2 juin 1793, enfermée le 12 à la prison de l’Abbaye, relâchée le 24 puis de nouveau arrêtée et incarcérée à Sainte-Pélagie, elle écrit ses Mémoires en prison, traçant les dernières lignes après son procès. Les voici : « Nature, ouvre ton sein… Dieu juste, reçois-moi ! … À trente-neuf ans ! ». Elle est guillotinée le 8 novembre.

Sources : Les Hommes de la Révolution, Louis Madelin, Plon, 1928.

Extraits des Mémoires de Madame Roland, écrits en prison

Mme Roland à la Conciergerie (1793)   Notons que Madame Roland occupe à l’Abbaye [1] la cellule de Charlotte Corday. Elle raconte sa vie entière durant son incarcération qu’elle prend calmement.

Extraits

   « Me voilà donc en prison ! me dis-je. Ici je m’assieds et me recueille profondément » et elle ajoute : « Ils ne m’empêcheront pas de vivre jusqu’à dernier instant. » Comment écrit-elle ? « Je ne commande pas à ma plume ; elle m’entraîne où il lui plaît et je la laisse aller. »

   En prison : « Levée à midi, j’examinai comment je m’établirai dans mon nouveau logis ; je couvris d’un linge blanc une petite vilaine table que je plaçai près de ma fenêtre et que je destinai à me servir de bureau, résolue de manger plutôt sur le coin de la cheminée pour me conserver propre et rangée la table de travail. » En quittant la prison de l’Abbaye, elle rapporte que le « concierge ne l’avait jamais vu habiter par quelqu’un d’aussi bonne humeur que moi, et qui admirait la complaisance avec laquelle j’y ordonnais des livres et des fleurs, me disait qu’il l’appellerait désormais le pavillon de Flore. »

   Toute jeune, on lui a dit : «Mademoiselle, vous avez beau vous en défendre, vous finirez par faire un ouvrage ! - Ce sera donc sous le nom d’autrui ? Car je me mangerais les doigts avant de me faire auteur [2]. » Elle lisait beaucoup, notamment La Nouvelle Héloïse de Rousseau, qui l‘impressionna : « J’avais beaucoup lu, je connaissais un assez grand nombre d’écrivains, historiens, littérateurs et philosophes ; mais Rousseau me fit une impression semblable à celle que l’avait faite Plutarque à huit (sic) ans : il sembla que c’était l’aliment qui me fût propre et l’interprète des sentiments que j’avais avant lui, mais que lui seul savait l‘expliquer. »

   Plutarque (Les Hommes illustres) fera toujours partie en effet de ses livres de chevet : « Mais Plutarque semblait être la véritable pâture qui me convînt ; je n'oublierai jamais le carême de 1763 (j'avais alors neuf ans), où je l'emportais à l'église en guise de semaine sainte. C'est de ce moment que datent les impressions et les idées qui me rendaient républicaine sans que je songeasse à le devenir. »

   Elle aida son époux en secret : « Il faisait imprimer la description qu’il avait faite pour l’Académie de quelques Arts, et il mettait au net ses manuscrits sur l’Italie ; il me fit son copiste et son correcteur d’épreuves ; j’en remplissais la tâche avec une humilité dont je ne puis m’empêcher de rire lorsque je me la rappelle, et qui paraît presque inconciliable avec un esprit aussi exercé que je l’avais. »

   Mais le mariage ne fut pas heureux : « Mes petites expériences me persuadèrent que je pourrais endurer les plus grandes souffrances sans crier. Une première nuit de mariage renversa mes prétentions, que j’avais gardées jusque-là. »

   « Ces conférences [3] m’intéressaient beaucoup et je ne les aurais pas manquées, quoique je ne m’écartasse jamais du rôle qui convenait à mon sexe. Assise près d’une fenêtre, devant une petite table sur laquelle étaient des livres, des objets d’étude, de petits ouvrages de mains, je travaillais ou je faisais des lettres tandis que l’on discutait. Je préférais écrire, parce que cela me faisait paraître plus étrangère à la chose […]. Exceptés les compliments d’usage à l’arrivée et au départ de ces Messieurs, je ne me permis jamais de prononcer un mot, quoique j’eusse souvent besoin de me pincer les lèvres pour m’en empêcher. »

   « S’il m’avait été donné de vivre, je n’aurais plus eu, je crois, qu’une tentation : c’eût été de faire les Annales du siècle, et d’être la Macaulay de mon pays ; j’allais dire le Tacite de la France, mais cela ne serait point modeste, et les polissons qui ne se piquent pas de l’être, dans l’autre sens, diraient qu’il me manque pour cela quelque chose. »

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Notes

[1] Elle sera ensuite incarcérée à Sainte-Pélagie puis à la Conciergerie.

[2] Une femme de bonne famille ne publiait pas sous son nom : elle serait devenue une « femme publique ». 

[3] Les députés ses réunissaient chez elle après les séances à l’Assemblée.

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Lettre de Mme Roland emprisonnée à Buzot : stoïcisme et fierté

   Emprisonnée, Mme Roland rédige ses Mémoires mais entretient aussi une abondante correspondance.

   À Monsieur Buzot (1)

   À L’Abbaye (2), 22 juin 1793

   « … Quant à moi, je saurai attendre paisiblement le retour du règne de la justice, ou subir les derniers excès de la tyrannie, de manière à ce que mon exemple ne soit pas non plus inutile. Si j’ai craint quelque chose, c’est que tu fisses pour moi d’imprudentes tentatives ; mon ami ! c’est en sauvant ton pays que tu peux faire mon salut (3), et je ne voudrais pas mon salut aux dépens de l’autre ; mais j’expirerais satisfaite en te sachant servir efficacement la patrie. Mort, tourments, douleur ne sont rien pour moi, je puis tout défier ; va, je vivrai jusqu’à ma dernière heure sans perdre un seul instant dans le trouble d’indignes agitations […].

   Je mène ici la vie que je menais dans mon cabinet chez moi, à l’hôtel ou ailleurs ; il n’y a pas de grande différence ; j’y aurais fait venir un instrument (4) si je n’eusse craint le scandale ; j’habite une pièce d’environs dix pieds en carré ; là, derrière les grilles et les verrous, je jouis de l’indépendance de la pensée, j’appelle les objets qui me sont chers, et je suis plus paisible avec ma conscience que mes oppresseurs ne le sont avec leur domination. Croirais-tu que l’hypocrite Pache (5) m’a dit qu’il était fort touché de ma situation : « Allez lui dire que je ne reçois point cet insultant compliment, j’aime mieux être sa victime que l’objet de ses politesses ; elles me déshonoreraient. » Ce fut ma réponse […].

   Les tyrans peuvent m’opprimer, mais m’avilir ? jamais, jamais !...»

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Notes

(1) Buzot (1760-1793), avocat, député aux États Généraux et à la Convention, un des chefs de la Gironde. Ami et amant de Mme Roland.

(2) Elle venait d’y être enfermée le 12 juin ; relâchée le 24, elle fut de nouveau arrêtée et cette fois incarcérée à Sainte-Pélagie.

(3) Buzot menait énergiquement la lutte contre Robespierre ; il essayait à ce moment de soulever le Calvados.

(4) Un clavecin. Mme Roland aimait passionnément la musique.

(5) Pache (1740-1823), ministre de la Guerre en 1792, puis maire de Paris ; c’était l’ami de Danton.

A propos des Mémoires

   Chateaubriand écrit dans Mémoires d'Outre-Tombe : « J'entendais beaucoup parler de madame Roland que je ne vis point ; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agréable ; reste à savoir si elle l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme, qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu d'exemples. Madame Roland avait du caractère plutôt que du génie : le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier. »

   Hypocrite Chateaubriand qui, ne pouvant nier l'évidence du courage, cherche à la discréditer quelque peu sournoisement. Une sincérité convaincante et l'attachement à une écriture du Moi fondent l'aspect autobiographique de ces Mémoires, écrits en prison avant son exécution (1793). Elle s'évade vers son enfance et son adolescence, s'attarde sur son initiation intellectuelle, sa vie solitaire, sa découverte de la sexualité, son sens de l'injustice sociale et sa propre marginalité. La forme des Mémoires est variée : réflexions philosophiques, commentaires politiques, portraits satiriques, invectives, prédication morale.

   Ses Mémoires posthumes, publiés avec de nombreuses coupures en 1795 sous le titre Appel à l'impartiale postérité, ont attendu jusqu'en 1905 leur première édition complète.

   Mais Chateaubriand et les Romantiques admirèrent l'aspect rousseauiste de cette confession : écriture du moi, sincérité et sensibilité, sens de l'injustice sociale, nostalgie. Stendhal pense à Mme Roland quand il imagine un destinataire pour la Vie d’Henri Brulard, ayant senti en elle une grande historiographe dont l'Histoire a accéléré le destin. Dans Mémoires d'un touriste, Stendhal désigne Mme Roland comme « la femme qu'il [que je] respecte le plus au monde. » Et, près de Lyon, il rêve sur l'endroit où, avant la Révolution, elle avait probablement son petit domaine.

   Dans sa jeunesse, Mme Roland encore Jeanne-Marie Philipon, rédigea un Essai sur la mélancolie (1771) qui illustre l'irrésistible montée de la sensibilité dans le dernier tiers du siècle.

Mme Roland et Sainte-Beuve

   Sainte-Beuve, dans ses Portraits de femmes, fait – comme toujours – le panégyrique de Mme Roland.

   Il écrit notamment qu’elle est « le génie dans sa force, dans sa pureté et sa grâce, la muse brillante et sévère dans toute la sainteté du martyre. » À travers ses Mémoires et sa correspondance, il nous fait part de ses combats, de son attirance pour la Révolution jusqu’à l’horreur des massacres de Septembre : « Madame Roland et ses amis, à partir de ces jours funèbres se rangent ouvertement, et tête levée, du côté de la résistance. »

   Misogyne, Sainte-Beuve : les femmes ne pourront sortir de leur condition sociale car « les femmes comme Mme Roland sauront toujours se faire leur place, mais elles seront toujours une exception [...], ce génie qui perçait malgré tout et s’imposait souvent, n’appartenant qu’à elle seule, ne saurait, sans une étrange illusion, faire autorité pour d’autres. »

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Date de dernière mise à jour : 22/01/2018