« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Marguerite-Gretchen (Faust)

La tragédie de Marguerite

   Vers 2605 à 4612 de l’édition bilingue Aubier du Premier Faust

« ... Gefühl ist alles ; Name ist Schall und Rauch... »

(« Le sentiment est tout ; le nom n’est que bruit et fumée. »

   Aux scènes de la vie universitaire succède l’épisode des amours de Faust et Gretchen. La tradition ancienne (le Faust historique et légendaire, le Volksbuch du docteur Faust, le drame de Marlowe, le Puppenspiel de Faust, le Faust de Lessing) l’ignorait. Goethe a simplement trouvé dans les récits l’indication que Faust, contrairement aux stipulations du pacte, aurait voulu épouser une jeune et jolie paysanne, servante chez un marchand ; il aurait été détourné de ce projet par Méphisto qui, en compensation, lui donne pour concubine Hélène de Grèce. C’est donc en lui-même que Goethe a puisé pour écrire cette histoire d’amour.

   Mais est-ce indispensable d’évoquer ici la vie sentimentale de Goethe ? Gretchen n’est en aucune façon calquée sur telle ou telle de ses amoureuses et il est impossible de dire ce que Goethe doit à la Gretchen de Francfort, à Frédérique Brion, à Lotte Buff ou à Lili Schönemann. Il n’a pas non plus connu les états d’âme d’un séducteur qui trahit une jeune fille honnête, empoisonne sa mère, tue en duel son frère et abandonne lâchement sa victime devenue mère. Sa Marguerite est le type idéal de l’amoureuse simple et naïve. Mais le schéma de l’amant infidèle et de la jeune fille délaissée s’est sans doute imposé à lui quand il a abandonné Frédérique Brion : il l’a déjà traité dans Götz von Berlichingen, Clavigo et un épisode de Werther où il montre une jeune fille d’humble condition, incapable de résister à la séduction de l’homme aimé, qui se donne à lui, est délaissée et se suicide.

   Le type de Gretchen est familier à toute la génération de Goethe. L’époque du Sturm und Drang s’est passionnée pour la délaissée et l’infanticide envers laquelle la législation se montrait d’une implacable rigueur : la coupable était enterrée vivante, empalée ou décapitée. La conscience publique s’était révoltée contre ces usages. D’innombrables essais examinèrent ce problème du point de vue juridique. Et du point de vue psychologique, on inclinait à voir dans la fille-mère abandonnée non pas une criminelle dénaturée mais une pauvre égarée conduite à la folie par la détresse. On soulignait l’indignité du séducteur, un sensuel aux passions brutales ou un libertin sans cœur. La pièce la plus connue sur ce sujet est la Kindesmörderin d’Heinrich Leopold Wagner, l’ami de Goethe.

   Goethe a traité ce sujet à sa façon, sans y introduire une quelconque préoccupation morale ou sociale. Vérité psychologique et force expressive sont ses deux seules motivations.

   Les trois premières scènes, Strasse (dans la rue), Abend (le soir) Allee (à la promenade) nouent l’intrigue. Rencontre fortuite de Faust et de Marguerite, désir brutal de Faust (« Vais-je la voir ? la posséder ? » vers 2667), séduction en règle organisée par Méphisto, coffret de bijoux déposé dans la chambrette de Marguerite puis subtilisé par le curé et remplace par un autre plus beau encore.

   C’est dans la scène Abend que figure la célèbre ballade du roi de Thulé (vers 2759-2782), « Es war ein König in Thule », que Goethe a composé comme poésie détachée dans le style populaire en 1774 et lue pour la première fois par lui à des amis pendant l’été de cette année. Elle a été mise en musique de bonne heure par Seckendorf, qui nous a transmis dans l’édition de sa composition, publiée en 1782, le texte le plus ancien de la ballade ; celui de l’Urfaust est déjà plus récent.

   Marguerite chante en se déshabillant :

« Il était un roi de Thulé

Très fidèle jusqu’au tombeau,

Sa bien-aimée en mourant

Lui donna une coupe d’or

*

Rien ne lui était si cher,

Il la vidait à chaque festin ;

Ses yeux se mouillaient de larmes

Chaque fois qu’il y buvait.

*

Et quand il vint à mourir,

Il compta villes et royaumes,

Et donna tout à ses héritiers,

Mais non pas aussi la coupe.

*

Il était assis au banquet royal,

Autour de lui ses chevaliers,

Dans la haute salle des ancêtres,

Là au château près de la mer.

*

Là se tenait le vieux buveur,

Il huma la dernière ardeur de vie,

Et jeta la coupe sacrée

En bas dans les flots.

*

Il la vit tomber, s’emplir,

Et s’enfoncer tout au fond de la mer,

Ses yeux s’appesantirent,

Oncques ne but plus une goutte. »

    Les quatre scènes suivantes, Nachbarin Haus (maison de la voisine), Faust-Méphistophélès, Garten (jardin), ein Gartenhäuschen (pavillon de jardin) décrivent l’ambassade de Méphisto chez Dame Marthe, l’entretien où il expose à Faust son plan d’action et le convie au rendez-vous qu’il lui a ménagé et enfin, le même soir, la classique scène d’amour où alternent le lyrisme amoureux de Faust et Marguerite et le duo comique du diable et de l’entremetteuse. Les amoureux se séparent en se souhaitant un prompt au revoir (auf baldig Wiedersehn).

   Après le bref intermède lyrique qui dit en quelques strophes (cf. infra) célèbres l’attente émue et angoissée de Marguerite au rouet (Gretchens Stube), arrive la péripétie décisive : la nouvelle rencontre des amants, l’entretien de Faust et Gretchen sur la religion, la profession de foi panthéiste de Faust, le don complet de soi de Marguerite : elle lui remet la clé de sa chambre, accepte de lui le narcotique qui devra endormir sa mère et assurer le secret de leur bonheur (Martens Garten, dans le jardin de Marthe).

Marguerite au rouet (Faust, Goethe)

La chambre de Gretchen - Gretchen au rouet

« Plus de paix pour moi,

Mon cœur et lourd,

Je ne la retrouverai jamais,

Non jamais plus.

*

Quand il n’est plus là,

C’est pour moi la tombe,

Le monde entier

N’est que fiel pour moi.

*

Ma pauvre tête

Est affolée,

Mon pauvre esprit

Est en lambeaux.

*

Plus de paix pour moi,

Mon cœur est lourd,

Je ne la retrouverai jamais,

Non, jamais plus.

*

C’est lui seul que je cherche,

Depuis ma fenêtre,

Vers lui seul que je vais

Depuis la maison.

*

Sa noble allure,

Sa fière stature,

Le sourire de sa bouche,

L’éclat de ses yeux,

*

Et de sa parole

Le flot magique,

L’étreinte de sa main

Et, hélas, son baiser !

*

Plus de paix pour moi,

Mon cœur est lourd,

Je ne la retrouverai jamais,

Non, jamais plus !

*

Mon sein se presse

Au-devant de lui !

Ah ! pouvoir le saisir !

Et le retenir,

*

Et le baiser

Comme je voudrais,

De ses baisers

Dussè-je mourir ! »

   La faute une fois commise, les conséquences se déroulent inexorablement, en une suite d’instantanés rapides, allusions rapides et sauts brusques marquant le calvaire de la jeune fille. D’abord la scène de la fontaine (Am Brunnen) où les commérages et médisances laissent Marguerite pensive, l’invocation à la Mère des Douleurs (Zwinger) qui nous montre l’angoisse grandissante d’une Marguerite torturée par la terreur d’être abandonnée et par le remords de sa faute, la scène de l’église (Dom) qui porte dans l’Urfaust ce sous-titre : « Obsèques de la mère de Gretchen. » On est obligé d’en conclure que la mère est morte des suites du narcotique donné par Faust. Une autre allusion nous apprend qu’elle est enceinte. Torturée par sa conscience, épouvantée par l’apparition du Mauvais Esprit, elle s’effondre évanouie. L’intervention de son frère Valentin met le comble à sa détresse : humilié par les racontars sur sa sœur, il provoque Faust et Méphisto en duel alors qu’ils donnent une sérénade sous les fenêtres de Gretchen, il est mortellement blessé et, avant de mourir, dénonce la faute de sa sœur à l’assemblée des voisins.

   Encore une lacune entre la mort de Valentin et le dénouement : Faust a dû quitter la ville après le meurtre ; le diable le plonge alors dans un tourbillon de plaisirs et lui laisse ignorer les infortunes de Gretchen : elle donne naissance à un enfant qu’elle noie dans l’étang, s’enfuit, erre dans la campagne, est arrêtée, jetée en prison et condamnée. Nous ne sommes informés que par de rapides allusions sur ces événements. Mais Goethe, en trois tableaux haletants (Trüber Tag, Feld (jour sombre, la campagne) ; Nacht, Offen Feld (la nuit, en rase campagne) ; Kerker (un cachot) nous dit la terrible explication entre Faust et Méphisto, la course éperdue de Faust et l’ultime dialogue en prison entre Faust et Gretchen qui, résolue à expier ses fautes, refuse de le suivre et d’être sauvée.

   Il ne faut pas voir Gretchen comme une pure ingénue victime de la coutume et des hommes. Ce n’est pas une fille du peuple, mais une bourgeoise, quoique modeste, dont la vie s’est écoulée dans une petite ville, à côté d’une mère sévère et avare (elle est prêteuse sur gages), dans un milieu à idées courtes. C’est une jolie fille travailleuse, sage, d’une coquetterie innocente :

Faust et Gretchen dans la rueUne rue (Strasse)

FAUST. – Ma belle demoiselle, oserai-je

Vous offrir mon bras et ma conduite ?

MARGUERITE. – Je ne suis ni demoiselle ni belle

Et rentrerait bien toute seule à la maison.

(Elle se dégage et s’en va).

FAUST. -  Par le ciel, cette enfant est belle !

Jamais je n’ai rien vu de pareil.

Elle est si pleine de décence et de vertu

Avec quelque chose de piquant, pourtant, en même temps.

Ces lèvres roses, ces joues fraîches,

Je ne les oublierai pas de ma vie entière !

Ces yeux chastement baissés

Se sont gravés au plus profond de mon cœur ;

Et la brusquerie de sa répartie,

N’est-ce pas à quelque chose de tout à fait ravissant !  »

Et Méphisto connaît son innocence et sa pureté :

« C’est une très innocente petite fille

Qui est allée à confesse pour rien du tout ;

Je n’ai pas de pouvoir sur elle ! »

   Comme toutes les jeunes (et moins jeunes !) Allemandes, elle aime la propreté : la scène Abend (le soir) se situe dans «une petite chambre bien propre » et elle parle en « tressant ses nattes et les relevant ». Puis elle sort ; entrent Méphisto et Faust qui remarque (vers 2692-2694 et 2702-2706) :

« L’ordre, le contentement !

Dans cette pauvreté, quelle abondance !

Dans cette cellule, que de béatitudes !

[...]

Je sens, ô jeune fille, s’épandre comme un souffle,

Autour de moi, cet esprit de bonheur et d’ordre,

Qui t’instruit chaque jour maternellement,

Te convie à tendre bien proprement ce tapis sur la table,

Ou même à répandre sur le plancher un nuage de sable. »

   Elle obéit docilement aux coutumes de son milieu et dont la religion se résume à sa foi dans les formules du catéchisme. Elle se situe au-dessus de cet entourage médiocre en raison de sa proximité avec la nature de l’être humain (et sa vérité), de son absence de préjugés, et de son instinct qui la guide conformément aux lois « naturelles », précisément. La tragédie naît de cette dualité Coutume / Nature : elle sait fort bien qu’en écoutant les paroles amoureuses d’un beau seigneur, elle enfreint l’Ordre qu’elle respecte : une fille sage ne doit pas céder à un galant de condition supérieure. Mais elle sent chez Faust un amour authentique et sincère qui la désarme. Ne dit-il pas en effet (vers 2721-2723) :

« Est-ce un charme magique qui m’enveloppe ici ?

J’arrivai avide de jour tout de suite,

Et voici que je me sens prêt à me dissoudre en un rêve d’amour ! »

   L'instinct de Marguerite lui dit que la loi d’amour de la Nature est aussi sainte que celle de l’Ordre ; elle lui obéit donc, avec angoisse mais sans résistance, dans un élan qui lui semble à la fois fatal et naturel. Lorsque Faust lui demande la clé de sa chambre et lui donne le narcotique pour sa mère, elle consent sans fausse pudeur : « J’ai déjà tant fait pour toi qu’il ne me reste presque plus rien à faire. » Ce n’est pas une faiblesse : Gretchen a le courage de son amour, elle va jusqu’au bout dans le don de soi. Et Goethe ne la condamne pas davantage pour le meurtre de son enfant ; il ne l’absout pas non plus : c’est Gretchen qui ne s’absout pas elle-même. Lorsque Faust réapparaît pour la sauver, elle se retrouve, prend conscience de sa folie et la volonté d’expier est aussi naturelle chez elle que le don de soi : elle se reprend sans lutte ni révolte, consciente qu’elle est sortie de la voie et que seule la mort peut la sauver, rétablissant ainsi l’Ordre établi.

   Ce dénouement s’impose d’ailleurs au lecteur comme nécessaire. Au point de vue de la justice des hommes, il est juste qu’une infanticide meure ; au point de vue de la justice absolue, cette mort prend une valeur morale puisqu’elle est volontairement acceptée. Elle apparaît même comme libératrice et bienfaisante car après les malheurs qu’a endurés Gretchen, sa vie est irrévocablement brisée.          

Sources : Le Premier Faust (Der Urfaust), traduction et préface par Henri Lichtenberger.

   Remarques : Faust inspire l'opéra de Berlioz, La Damnation de Faust (1846) ; le livret est une adaptation à partir de la traduction française en prose de la pièce de Goethe par Nerval : le plan en est semblable mais Nerval a mis en avant d'autres aspects. On peut vraiment parler à cet égard de « réécriture » (musicale, littéraire...). D'ailleurs, Goethe s'est emparé lui-même du Faust de Christopher Marlowe.

Le mythe de Faust

Faust, à l’origine, est un conte populaire allemand. À l’origine, c’est un homme réel, un savant, accusé d’avoir pratiqué la magie à Cracovie, disparu en 1538. 

   Faust est le symbole d’un homme hanté par le mal, l’orgueil et le désir de tout savoir, où peut se reconnaître la modernité.

   Christopher Marlowe en a fait une pièce de théâtre en Angleterre et Goethe donna sa propre version, traduite à l’origine par Nerval.

   Faust peut illustrer les notions de modernité, de pacte, d’orgueil.     

Sources du paragaphe: Les 100 mythes de la culture générale, Éric Cobats, PUF « Que sais-je », première édition 2010.

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Date de dernière mise à jour : 28/03/2021