« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Naissance de l'Histoire au 19e siècle

   On peut se demander pourquoi l’Histoire (la science historique) ne commence pas avant le 19e siècle.

   À part Voltaire (avec des réserves) en effet, aucun historien digne de ce nom. À cela des raisons politiques, littéraires et scientifiques.

   L’Ancien Régime tient l’Histoire sous le contrôle des théologiens et de l’administration royale. La vérité historique est dangereuse à publier : la censure intimide, le dispensateur des pensions veille et la Bastille menace.

   La littérature classique a pour objet l’Homme, l’homme général, dont elle s’efforce de fixer les traits permanents, indépendants des époques et des pays. Elle est donc peu favorable à l’Histoire qui s’intéresse à des vies particulières et aux variations humaines. Le sens historique, c’est-à-dire le sentiment immédiat du passé et sa compréhension, n’existe pas. Il ne commence à exister qu’avec Voltaire ; encore celui-ci nourrit-il des préjugés propres à son temps.  

   L’exactitude et la documentation à l’égard du passé va de pair avec le sens historique. Mais on s’est longtemps contenté, comme instruments d’investigation, des actes officiels et des mémoires, lus la plupart du temps sans méthode.

   Le développement de l’Histoire s’est vu favorisé au 19e par un renversement complet de ces conditions : liberté relative (après la Restauration), développement du sens national, progrès social. La littérature romantique substitue à l’Homme les hommes de toutes les latitudes et de tous les siècles, excitant particulièrement la curiosité en faveur du passé national, développant le goût de la précision pittoresque et de la couleur locale en même temps que la notion des différences d’idées et des modes de pensée selon les époques. Le sens historique appartient véritablement au 19e siècle. Le roman en donne de nombreux exemples : jusque-là, on ne trouve que des romans psychologiques ou d’aventures ; dorénavant, il satisfait davantage la curiosité du lecteur : diversité des contrées, des classes sociales et des professions. On assiste à la naissance du roman historique et le roman d’analyse se modernise : exactitude dans la peinture des mœurs et des lieux. Précision et réalisme avec Balzac, Flaubert et les naturalistes. Flaubert écrit d’ailleurs dans une lettre aux Goncourt du 3 juillet 1860 : « J’aime l’histoire follement. Les morts m’agréent plus que les vivants. D’où vient cette séduction du passé ? Cet amour-là est, du reste, une chose toute nouvelle dans l’humanité. Ce sens historique date d’hier et c’est peut-être ce que le 19e siècle a de meilleur. » 

   Au 19e, l’Histoire et le Roman connaissent un véritable engouement, en même temps d’ailleurs que la Critique (Chateaubriand, Mme de Staël, Villemain, Sainte-Beuve, Taine et Renan. Les moyens d’investigation se multiplient et s’organisent : l’Histoire appartient surtout à la science. Le siècle crée des musées, institue la commission des monuments historiques, fonde l’École des Chartes, l’École des langues orientales, publie des documents inédits, mémoires et vieilles chronique oubliées. Viennent à l’aide à l’Histoire de nouvelles sciences : l’égyptologie, l’orientalisme, la numismatique, la paléographie. L’Histoire devient alors un genre nouveau.

Quelques historiens du 19e siècle, aujourd’hui oubliés ou du moins critiqués    

- Thierry bâtit son oeuvre avec les textes de vieilles chroniques publiées par les Bénédictins et avec les romans et chants du Moyen Age. Citons son Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands et ses Récits des temps mérovingiens.  

- Guizot aime les détails. Il a recours aux textes originaux en tenant compte des variantes et des gloses. Citons son Histoire de la Civilisation et son Histoire de la Révolution d’Angleterre.  

- Michelet aime l’inédit. En 1831, il est nommé à la tête de la section historique des Archives nationales où dort, on peut le dire, tout le passé de la France. C’est aux Archives qu’il compose son Histoire du Moyen Age et son Histoire de la Révolution, non sans se documenter auprès des archéologues pour le premier ouvrage ; pour le second, il compulse les registres de la commune de Paris, étudie estampes et médailles. Mais son Histoire devient vite une suite de visions exaltées : apologie de la Réforme, dénigrement systématique de l’Ancien Régime et apothéose du peuple idéalisé de la Révolution... On peut toutefois retenir cette phrase : « Puisque tout doit mourir, commençons par aimer les morts : ignorer l’histoire, c’est rester à jamais enfant. »       

- Fustel de Coulanges étudie minutieusement les textes et sait leur rester fidèle. Il dira que « le patriotisme est une vertu, l’histoire est une science ; il ne faut pas les confondre. »

   L’impartialité et l’objectivité scientifiques sont nécessaires en ce qui concerne les pays et les époques, ce qui n’est pas toujours le cas. On n’interprète pas le passé selon son temps, on n’y cherche pas des arguments en faveur de ses propres opinions sociales ou politiques, comme le font Thierry (libéralisme), Guizot (dévouement à la classe moyenne) et Michelet (fervent démocrate). Déjà, Fénelon écrivait, dans sa Lettre à l’Académie : « Le bon historien n’est d’aucun temps ni d’aucun pays. » A l’inverse, l’Allemand Gustav Freytag dira plus tard : « C’est le droit des vivants d’interpréter tout le passé selon le besoin et les exigences de leur propre temps.»      

   Ajoutons enfin que les travaux préparatoires sont immenses : Michelet compose son œuvre en plus de 40 ans ; Fustel de Coulanges dit : « Pour un jour de synthèse, il faut des années d’analyse. » Quant à Thierry, il explique dans Dix ans d’études historiques que l’Histoire est une passion : il y use sa santé et en perd la vue. Voltaire dit lui-même dans le Siècle de Louis XIV : « On ne sait pas tout ce qu’il en coûte de peines et de veilles pour écrire quelques ligne d’histoire ! »    

Voltaire

   « J’ai toujours pensé, écrit-il, que l’histoire demande le même art que la tragédie, une exposition, un nœud, un dénouement ; et qu’il est nécessaire de présenter toutes les figures du tableau, qu’elles fassent valoir le principal personnage, sas affecter jamais l’envie de le faire valoir. » Ainsi conçoit-il l’histoire de Charles XII : il nous y intéresse comme à une destinée romanesque, nous en présente les événements comme des péripéties dramatiques, dépeint les batailles et tient l‘imagination en éveil jusqu’à la catastrophe finale.

   Dans une lettre au marquis d’Argenson, Voltaire écrit : « On n’a fait que l’histoire des rois, mais on n’a point fait celle de la nation. Il semble que pendant 1 400 ans, il n’y ait eu dans les Gaules que des rois, des ministres, des généraux ; mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre esprit ne sont-ils donc rien ? » Belle et grande nouveauté pour l’époque. Il faudra attendre deux siècles et l'Ecole des Annales.

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