« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Etat de nature et vie en société

Quelques opinions

   * Pour les Anglais Locke et Hobbes, l’état de nature est un état de guerre permanent où « l’homme est un loup pour l’homme. » Seul un État tout-puissant, le Léviathan, peut y mettre fin et imposer la paix. Rousseau, qui pense évidemment le contraire, est raillé par Voltaire : « Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. » C’est la situation de l’homme avant l’apparition de la société, et non un état ayant réellement existé. Une hypothèse dont on peut déduire les caractéristiques du « contrat social ».         

   * Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Rousseau fait de la sensibilité les fondements de la morale. Selon lui, le monde n’est pas charitable. Ne respectant pas l’égalité entre les hommes, il utilise le mérite vécu sur le mode d’une compétition effrénée pour construire un système de domination du riche sur le pauvre, du fort sur le faible, du puissant sur le modeste : c’est la typologie des rapports humains développée par Rousseau dans son ouvrage. Il écrit aussi « C’est par la raison que le philosophe se dit en secret à l’aspect d’un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre, il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier à celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a pas cet admirable talent. Faute de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment d’humanité. Dans les émeutes, le peuple s’assemble, l’homme prudent s’éloigne. Ce sont les femmes des halles qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger. » D’où cette phrase de Marx dans L’Idéologie allemande : « Jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Il s’agit maintenant de le transformer. »   

   * Selon Goethe, mieux vaut une injustice qu’un désordre. On pourrait lui donner raison : sans principe, le chaos règne, chacun fait sa loi et la société devient une jungle. On en sort en rétablissant l’ordre de la Loi. En posant le principe du principe. Pascal n’a pas dit autre chose : il faut obéir à la Loi parce qu’elle est la Loi et non parce qu’elle est juste. Il en va de la survie collective. L’intérêt de tous passe avant l’intérêt de chacun, même si celui-ci est légitime. En ce sens donc, l’ordre passe avant tout. 

Sources : Bertrand Vergely, Petite Philosophie pour jours tristes, Milan, 2003.

Remarque : Goethe a certainement lu Machiavel (Le Prince) qui écrit au chapitre XVII: "En faisant un petit nombre d'exemples de rigueur, vous serez plus clément que ceux qui, par trop de pitié, laissent s'élever des désordres."

Le mythe du bon sauvage

   Avant Rousseau, qui en fut le chantre, on peut citer Montaigne comme précurseur. Il suffit de lire, dans ses Essais, « Des Cannibales » (I, 31) et « Des Coches » (III, 6)[1].

- Extraits -

« Des Cannibales »

* « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »

* Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander. »   

* « Il est rare d’y voir un homme malade ; et m’ont assuré n’en y avoir vu aucun tremblant, chassieux, édenté ou courbé de vieillesse. »  

* « Toute la journée se passe à danser. »

* « C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ni de supériorité politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats. »

* « Une naïveté pure et simple. »

« Des Coches »   

* « L’autre Roi de Mexico avait longtemps défendu sa ville assiégée, et montré en ce siège tout ce que peut et la souffrance, et la persévérance, si onc prince et peuple le montra. »

* « Autant qu’on tuait de ces porteurs, pour les faire choir à bas (car on le voulait prendre vif) autant d’autres, et à l’envi, prenaient la place des morts : de façon qu’on ne le put onc abattre, quelque meurtre qu’on fît de ces gens-là, jusques à ce qu’un homme de cheval l’alla saisir au corps, et l’avala par terre. »  (à propos de la rencontre Atahualpa/Pizarro)

* Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer, par tourments et pas géhennes, un corps encore plein de sentiments. » 

 


[1] En 1562, Montaigne rencontre trois « cannibales » à Rouen et a pu se documenter sur leur comportement. Il se fonde également sur le témoignage oral d’un membre de l’expédition Villegagnon.

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Date de dernière mise à jour : 06/05/2021