« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Vertu érotique des truffes

Truffe noire du Périgord   Brillat-Savarin rappelle que vers 1780, « les truffes étaient rares à Paris ; on n’en trouvait, et seulement en petite quantité, qu’à l’Hôtel des Américains et à l’Hôtel de Provence ; et une dinde truffée était un objet de luxe, qu’on ne voyait qu’à la table des plus grands seigneurs, ou chez les filles entretenues. »

   Il note : « La truffe est [devenue] le diamant de la cuisine. J’ai cherché la raison de cette préférence […] et je l’ai trouvé dans la persuasion assez générale où l’on est, que la truffe dispose aux plaisirs génésiques […]. Je me suis d’abord adressé aux dames […] mais je me suis bientôt aperçu que j’aurais dû commencer cette inquisition quarante ans plus tôt [1] ; et je n’ai reçu que des réponses ironiques, ou évasives ; une seule y a mis de la bonne foi, et je vais la laisser parler ; c’est une femme spirituelle sans prétention, vertueuse sans bégueulerie, et pour qui l’amour n’est plus qu’un souvenir aimable.

   « Monsieur, me dit-elle, dans le temps où l’on soupait encore, je soupai un jour chez moi en trio, avec mon mari et un de mes amis. Verseuil (c’était le nom de cet ami) était beau garçon, ne manquait pas d’esprit, et venait souvent chez moi. Mais il ne m’avait jamais rien dit qui pût le faire regarder comme mon amant ; et s’il me faisait la cour, c’était d’une manière si enveloppée qu’il n’y a qu’une sotte qui eût pu s’en fâcher. Il paraissait, ce jour-là, destiné à me tenir compagnie pendant le reste de la soirée ; car mon mari avait un rendez-vous d’affaires, et devait nous quitter bientôt. Notre souper, assez léger d’ailleurs, avait cependant pour base une superbe volaille truffée. Le subdélégué de Périgueux nous l’avait envoyée. En ce temps, c’était un cadeau ; et d’après mon origine, vous pensez bien que c‘était une perfection. Les truffes surtout étaient délicieuses, et vous savez que je les aime beaucoup ; cependant, je me contins ; je ne bus aussi qu’un seul verre de Champagne ; j’avais je ne sais quel pressentiment de femme, que la soirée ne se passerait pas sans quelque événement. Bientôt, mon mari partit, et me laissa seule avec Verseuil, qu’il regardait comme tout à fait sans conséquence. La conversation roula d’abord sur des sujets indifférents, mais elle ne tarda pas à prendre une tournure plus serrée et plus intéressante. Verseuil fut successivement flatteur, expansif, affectueux, caressant ; et voyant que je ne faisais que plaisanter de tant de belles choses, il devint si pressant que je ne pus plus me tromper sur ses prétentions. Alors je me réveillai comme d’un songe, et me défendis avec d’autant plus de franchise que mon cœur ne me disait rien pour lui. Il persistait avec une action qui pouvait devenir tout à fait offensante ; j’eus beaucoup de peine à le ramener ; et j’avoue, à ma honte, que je n’y parvins que parce que j’eus l’art de lui faire croire que toute espérance ne luis serait pas interdite. Enfin, il me quitta ; j’allai me coucher et dormis tout d’un somme. Mais le lendemain fut le jour du jugement ; j’examinai ma conduite de la veille, et je la trouvai répréhensible. J’aurais dû arrêter Verseuil dès les premières phrases, et ne pas me prêter à une conversation qui ne présageait rien de bon. Ma fierté aurait dû se réveiller plus tôt, mes yeux s’armer de sévérité ; j’aurais dû sonner, crier, me fâcher, faire enfin tout ce que je ne fis pas. Que vous dirai-je, monsieur ? je mis tout cela sur le compte des truffes ; je suis réellement persuadée qu’elles m’avaient donné une prédisposition dangereuse ; et si je n’y renonçai pas – ce qui eût été trop rigoureux -, du moins je n’en mange jamais, sans que le plaisir qu’elles me causent ne soit mêlé d’un peu de défiance. »

   Brillat-Savarin conclut : « La truffe n’est point un aphrodisiaque positif ; mais elle peut, en certaines circonstances, rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables. »

Remarque

   Dans son ouvrage Le Livre des sens (Grasset, 1991), Diane Ackermann écrit : « Lorsque Brillat-Savarin décrit les goûts du duc d'Orléans en matière de cuisine, les truffes le transportent au point qu'il les accompagne de trois points d'exclamation. « Des dindes truffées !!! » Et d'ajouter que leur réputation grandit presque aussi vite que s'élève leur prix. « Ce sont, dit-il, de bonnes étoiles dont la seule apparition fait pétiller, briller, cabrioler de plaisir les gourmands de toutes sortes. »

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Notes

[1] Brillat-Savarin écrit ces lignes en 1825 dans son ouvrage Physiologie du Goût.  

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