« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Un Tartuffe du 20e siècle

- L’hypocrisie, un hommage du vice à la vertu ? -

   François Mauriac (1885-1970) est, comme il le dit lui-même, « un catholique qui écrit des romans ». Romancier, mais aussi dramaturge : dans Asmodée, pièce en cinq actes jouée pour la première fois en 1937, il met en scène la vie d‘une aristocrate encore jeune, Marcelle de Bartas, qui depuis la mort de son mari, a fait de Blaise Coûture le précepteur de ses enfants et son confident. Il a su se rendre indispensable. Son maintien austère et ses prétentions à la direction spirituelle ne l’empêchent pas de jeter son dévolu sur la jeune aristocrate et éventuellement sur ses domaines.

MARCELLE : Je ne suis qu’une pauvre femme, Monsieur Coûture... et si je n’avais la charge de ce grand domaine, de cette maison, si je n’avais les enfants... il me semble qu’à  certaines heures, je n’en pourrais plus de solitude.

BLAISE, ardent : Non, non ; vous savez bien que vous n‘êtes pas seule.

MARCELLE, le regardant dans les yeux : C’est vrai, je suis une ingrate : il y a Dieu.

BLAISE, déçu, amer : Oui, oui, il y a Dieu.

MARCELLE : Hélas, Monsieur Coûture, je ne suis pas quelqu’un à qui Dieu suffise.

BLAISE, changeant de ton : Croyez-moi : il n’existe que très peu de femmes à qui Dieu seul suffise... peut-être n’existe-t-il personne à qui Dieu seul suffise... Je ne vous scandalise pas, au moins ?

MARCELLE : Vous m’étonnez un peu, je ‘avoue.

BLAISE : Peut-être me suis-je mal exprimé. Je crois, si vous préférez, qu’il faut être deux pour s’élever jusqu’à lui, et que nous ne l’appréhendons jamais mieux que dans le cœur d’une créature aimée et qui vous aime...  

MARCELLE, riant : Vous m’apprenez là un drôle de catéchisme !...

BLAISE : Pour beaucoup de femmes, le plus court chemin vers la perfection, c’est... la tendresse. Cela ne veut pas dire qu’on doive s’abandonner à tous ses instincts, bien entendu !

MARCELLE, moqueuse : Serait-ce par hasard l’enseignement qu’on vous a donné au séminaire ?

BLAISE, furieux : Je déteste que vos me rappeliez que j’ai été séminariste... Mais vous le faites exprès !

MARCELLE : Il n’y a pas de honte à avoir été au séminaire !

BLAISE : Vous avez bien que je n’y ai pas traîné... et jusqu’au bout de six mois, j’avais déjà pris le large...

MARCELLE : Tiens, je croyais que c’étaient vos supérieurs qui n’avaient pas voulu vous garder...

BLAISE : Oh ! J’en serais bien sorti sans eux, je vous le jure ! Leur haine n’a fait que devancer mon désir...

MARCELLE : Cher Monsieur Coûture, vous vous croyez toujours persécuté ! On a jugé simplement que vous n’aviez pas la vocation... Quelle raison vos supérieurs auraient-ils pu avoir de vous haïr, je vous le demande ?

BLAISE : La raison ? C’est que j’vais pris trop d’influence sur mes condisciples... Je détournais la clientèle des directeurs, comprenez-vous ? C’est par jalousie qu’ils m’ont mis à la porte.

MARCELLE : N’étaient-ils plutôt inquiets du trouble vous répandiez ? Je crains que vous ne soyez pas juste envers ces messieurs.

BLAISE, haineux : Des gens qui m’ont jeté sur le pavé !  Je les exècre.

MARCELLE : Voyons, Monsieur Coûture ! Ils n’ont eu de cesse qu’ils ne vous aient trouvé une place. Rappelez-vous : c’est sur leur recommandation que je vous ai pris ici...

BLAISE : Parbleu ! Je vous répète qu’ils voulaient se débarrasser de moi coûte que coûte... Je les connais, allez ! D’ailleurs, pour qu’ils n’aient pas hésité à placer un garçon de mon âge[1] chez une veuve encore jeune, il fallait qu’ils fussent bien pressés de me voir les talons...

MARCELLE, riant : Oh ! pour cela, non, Monsieur Coûture ! ils n’ont pas cru qu’il y eût le moindre danger de ce côté-là !... ça, je vous le jure ! C’est une idée qui ne serait venue à personne.

BLAISE, amer : Oui, bien sûr... je comprends ce que vous voulez dire ; nos appartenons à deux mondes différents, à deux planètes... Aucune rencontre n’est possible entre nous, n’est même pas imaginable... Et puis, il y a ma figure, n’est-ce pas ?... ma triste figure...

MARCELLE : Il ne s’agit pas de votre figure...

BLAISE, de même : Il n’est pas nécessaire d’être beau pour être aimé...

MARCELLE : Naturellement, Monsieur Coûture ! et tenez, à la réflexion, je vous accorde même volontiers que votre présence chez moi aurait pu donner prise à la médisance.

François Mauriac, Asmodée, Acte I, scène 4 (1938)


[1] Blaise est âgé d’une quarantaine d’années.

Le mythe de Tartuffe

   Il est né en 1669. Molière a emprunté à Mathurin Régnier (« La Macette », une fausse dévote), Scarron (le Montufar des Hypocrites) et La Bruyère (l’hypocrite Onuphre des Caractères). Le sous-titre de la pièce, « L’imposteur », aurait pu être « L’hypocrite ». Un Tartuffe (tartuffe) est un hypocrite, un comédien qui se cache sous un masque. Chez Molière, il joue la comédie de la fausse dévotion, qui lui permet d’entrer dans la vie et la demeure d’Orgon dont il devient le directeur de conscience. Homme de pouvoir matérialiste, Tartuffe inquiète. Heureusement, l’intervention du roi l’empêche de faire arrêter Orgon et de le déposséder entièrement. On peut en conclure que l’hypocrisie est une arme efficace dans la conquête du pouvoir.    

   Tartuffe peut illustrer les notions d’hypocrisie et de pouvoir.

Sources du paragraphe : Les 100 mythes de la culture générale, Éric Cobats, PUF « Que sais-je », première édition 2010.

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Date de dernière mise à jour : 28/03/2024