« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Sources de Phèdre (Racine)

   Dans la Préface de Phèdre, si Racine nomme Sénèque au passage et fait une allusion à ses prédécesseurs français, c’est chez Euripide avant tout qu’il déclare avoir pris le sujet de sa pièce. Il a cependant profondément transforme l’original grec. Dans Hippolyte porte-couronne, comme le titre l’indique, c’est Hippolyte le personnage principal, et l’aspect religieux est essentiel : il y a comme un duel entre les deux déesses rivales, Aphrodite et Artémis, qui poussent les mortels, la première à aimer, la seconde à résister à l’amour ; on les voit toute deux sur la scène. Racine n’en gardera que la présence invisible de Vénus. C’est parce qu‘Hippolyte la dédaigne et pour se venger de lui qu’Aphrodite inspire à Phèdre un amour criminel, que la nourrice Œnone révèle au jeune homme. Phèdre se pend avant le retour de son époux. Mais un écrit trouvé dans les mains de la morte trompe Thésée, qui maudit son fils. Après la catastrophe, Hippolyte est rapporté sur scène, où, après une longue déploration, il meurt dans les bras de son père. En définitive, avec de nombreux traits du récit final, Racine ne doit guère au poète grec que deux scènes essentielles : celle où la nourrice arrache à   Phèdre l’aveu de son amour et celle où Thésée maudit son fils.  

   Moins avouée, l’influence de Sénèque équilibre au moins celle d’Euripide dans la tragédie de Racine. C’est à l’écrivain latin que Racine doit l’importance du personnage de Phèdre : elle déclare elle-même son amour à Hippolyte ; c’est sa mort et non celle d’Hippolyte qui, par un suicide sur la scène, marque le terme de l’action. Et de nombreux vers rappellent le texte de Sénèque, particulièrement dans le récit de Théramène.

   La dette de Racine envers l’Hippolyte de Garnier (1573) et celui de La Pinelière (1635) semble ne revanche à peu près nulle, ces deux tragédies s’inspirant elles-mêmes beaucoup de Sénèque : La Pinelière commence cependant à moderniser le personnage d’Hippolyte. En 1647, dans une nouvelle pièce, sacrifiant aux convenances, comme plus tard Pradon, Gilbert ne faut plus de Phèdre que la fiancée de Thésée et rend même Hippolyte amoureux d’elle, ce qui dénature tout à fait le sujet. Chez Bidar, en 1675, c’est d’une autre jeune fille, Cyane, qu’Hippolyte est amoureux, d’où peut-être chez Racine l’idée du personnage d’Aricie. Enfin, deux autres pièces ont pu orienter Racine vers la légende de Phèdre : le Bellérophon de Quinault (1671), dont la situation et les caractères rappellent de façon précise ceux de Phèdre, et l’Ariane de Thomas Corneille, toute dominée par l’idée des fatalités de l’amour, dans laquelle Phèdre, égarée, dévorée de remords, trahit sa sœur et avoue sa passion à son beau-frère.

   Pour l’essentiel, cependant, c’est bien aux sources antiques que Racine a directement puisé. Outre Euripide et Sénèque, jusque dans le détail, les réminiscences d’autres auteurs sont fréquentes : d‘Ovide, Racine connaissait l’épître de Phèdre à Hippolyte dans le Héroïdes ; pour la peinture de la passion, plusieurs traits viennent d’une traduction de Sapho, faite par Boileau, et des Magiciennes, de Théocrite ; mais le grand poète dont Racine est tout imprégné reste Virgile : l’amour de Phèdre doit beaucoup à celui de Didon, et le monstre final, aux serpents de Laocoon.   

   Il va sans dire, bien sûr, que, tant pour la conduite de l’action la peinture des caractères que pour l’atmosphère poétique et la beauté des vers, l’examen de ces sources ne sert qu’à faire ressortir l’originalité et l’unité de l’univers tragique créé par Racine.

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