« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Sabine et Camille (Horace)

Sabine et Camille (Horace, Corneille, Acte III, scène 1)

   Les Horaces et les Curiaces

   Les Horaces et les Curiaces sont partis au combat. La tragédie classique ne permettant pas de montrer ce combat sur scène (règle de bienséance), une bonne partie de l’acte III est consacrée à la douloureuse attente des femmes (Sabine [1] et Camille [2]) que l’on retient chez elles de peur qu’elles n’aillent se jeter entre les combattants. C’est Sabine qui ouvre l’acte par ce long monologue où le dilemme cornélien joue à plein. Pathétique, émotion et rhétorique de la douleur plaisent aux spectateurs du temps.

Acte III, scène 1

SABINE

Prenons parti, mon âme, en de telles disgrâces :

 Soyons femme d’Horace, ou sœur des Curiaces ;

 Cessons de partager nos inutiles soins ;

 Souhaitons quelque chose, et craignons un peu moins.

 Mais, las ! Quel parti prendre en un sort si contraire ?

 Quel ennemi choisir, d’un époux ou d’un frère ?

 La nature ou l’amour parle pour chacun d’eux,

 Et la loi du devoir m’attache à tous les deux.

 Sur leurs hauts sentiments réglons plutôt les nôtres ;

 Soyons femme de l’un ensemble et sœur des autres :

 Regardons leur honneur comme un souverain bien ;

 Imitons leur constance, et ne craignons plus rien.

 La mort qui les menace est une mort si belle,

 Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle.

 N’appelons point alors les destins inhumains ;

 Songeons pour quelle cause, et non par quelles mains ;

 Revoyons les vainqueurs, sans penser qu’à la gloire

 Que toute leur maison reçoit de leur victoire ;

 Et sans considérer aux dépens de quel sang

 Leur vertu les élève en cet illustre rang,

 Faisons nos intérêts de ceux de leur famille :

 En l’une je suis femme, en l’autre je suis fille,

 Et tiens à toutes deux par de si forts liens,

 Qu’on ne peut triompher que par les bras des miens.

 Fortune, quelques maux que ta rigueur m’envoie,

 J’ai trouvé les moyens d’en tirer de la joie,

 Et puis voir aujourd’hui le combat sans terreur,

 Les morts sans désespoir, les vainqueurs sans horreur.

 Flatteuse illusion, erreur douce et grossière,

 Vain effort de mon âme, impuissante lumière,

 De qui le faux brillant prend droit de m’éblouir,

 Que tu sais peu durer, et tôt t’évanouir !

 Pareille à ces éclairs qui dans le fort des ombres,

 Poussent un jour qui fuit, et rend les nuits plus sombres,

 Tu n’as frappé mes yeux d’un moment de clarté

 Que pour les abîmer dans plus d’obscurité.

 Tu charmais trop ma peine, et le ciel, qui s’en fâche,

 Me vend déjà bien cher ce moment de relâche.

 Je sens mon triste cœur percé de tous les coups

 Qui m’ôtent maintenant un frère ou mon époux.

 Quand je songe à leur mort, quoi que je me propose,

 Je songe par quels bras, et non pour quelle cause,

 Et ne vois les vainqueurs en leur illustre rang

 Que pour considérer aux dépens de quel sang.

 La maison des vaincus touche seule mon âme ;

 En l’une je suis fille, en l’autre je suis femme,

 Et tiens à toutes deux par de si forts liens,

 Qu’on ne peut triompher que par la mort des miens.

 C’est là donc cette paix que j’ai tant souhaitée !

 Trop favorables dieux, vous m’avez écoutée !

 Quels foudres lancez-vous quand vous vous irritez,

 Si même vos faveurs ont tant de cruautés ?

 Et de quelle façon punissez-vous l’offense,

 Si vous traitez ainsi les vœux de l’innocence ?

   Une première péripétie intervient. Julie, « dame romaine confidente de Sabine et de Camille », annonce que le combat est différé, la foule des soldats s’étant révoltée à l’idée de voir s’entretuer des amis et des beaux-frères. On décide de consulter les dieux. Deuxième péripétie : au moment où les femmes reprennent quelque espoir, le vieil Horace leur apprend que le combat a commencé, les dieux n’ayant pas jugé bon de le faire annuler. L’angoisse est à son comble lorsque Julie réapparaît, porteuse d’autres nouvelles… Rome triomphe. Le vieil Horace ne peut comprendre les larmes de Camille, pleurant son fiancé mort, et lui demande d’étouffer « cette lâche tristesse » pour recevoir comme il convient un frère glorieux. Survient Horace. L’affrontement inévitable entre le frère et la sœur est l’un de sommets de la pièce. La tension dramatique conduit le héros à ce geste fatal qui horrifia les spectateurs et déplut aux doctes, partisans de l’unité d’action. Corneille évoque sa « vertu farouche », Pascal son « caractère inhumain », d’Aubignac sa « vertu féroce et barbare ». D’autres jugements opposés pleuvront : « brute féroce », « le patriote, le Héros, l’Homme par excellence », un « Maître véritable », etc. On peut se demander si ne se dévoile pas avec Horace le tragique de l’héroïsme.

_ _ _

Notes

(1) Originaire d’Albe, épouse du jeune Horace.

(2) Sœur d’Horace, fiancée à Curiace, frère de Sabine.

Acte IV, scène 5

Acte IV, scène 5

HORACE

 Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,

 Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,

 Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras

 Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;

 Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,

 Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

CAMILLE

 Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

HORACE

 Rome n’en veut point voir après de tels exploits,

 Et nos deux frères morts dans le malheur des armes

 Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :

 Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

CAMILLE

 Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,

 Je cesserai pour eux de paraître affligée,

 Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;

 Mais qui me vengera de celle d’un amant,

 Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

HORACE

 Que dis-tu, malheureuse ?

CAMILLE

 Ô mon cher Curiace !

HORACE

 Ô d’une indigne sœur insupportable audace !

 D’un ennemi public dont je reviens vainqueur

 Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !

 Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !

 Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !

 Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,

 Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;

 Tes flammes désormais doivent être étouffées ;

 Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :

 Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

CAMILLE

 Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;

 Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,

 Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :

 Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;

 Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.

 Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;

 Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,

 Qui comme une furie attachée à tes pas,

 Te veut incessamment reprocher son trépas.

 Tigre altéré de sang, qui me défend les larmes,

 Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,

 Et que jusques au ciel élevant tes exploits,

 Moi-même je le tue une seconde fois !

 Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,

 Que tu tombes au point de me porter envie ;

 Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté

 Cette gloire si chère à ta brutalité !

HORACE

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !

 Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,

 Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?

 Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,

 Et préfère du moins au souvenir d’un homme

 Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

CAMILLE

 Rome, l’unique objet de mon ressentiment !

 Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !

 Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !

 Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

 Puissent tous ses voisins ensemble conjurés

 Saper ses fondements encor mal assurés !

 Et si ce n’est assez de toute l’Italie,

 Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;

 Que cent peuples unis des bouts de l’univers

 Passent pour la détruire et les monts et les mers !

Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,

 Et de ses propres mains déchire ses entrailles !

 Que le courroux du ciel allumé par mes vœux

 Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

 Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,

 Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,

 Voir le dernier Romain à son dernier soupir,

 Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

HORACE, mettant la main à l'épée, et poursuivant sa sœur qui s'enfuit.

 C’est trop, ma patience à la raison fait place ;

 Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

CAMILLE, blessée derrière le théâtre.

 Ah ! Traître !

HORACE, revenant sur le théâtre.

 Ainsi reçoive un châtiment soudain

 Quiconque ose pleurer un ennemi romain !  

Pistes de lecture

- Du sang et des larmes (vers 1-16) : Comment justifier l’exaltation brutale d’Horace ? Quelle éthique antagoniste Camille incarne-t-elle, dressée contre son frère ? On peut relever les procédés littéraires qui confèrent à la rencontre l’allure d’un duel sans merci.

- L’oubli impossible (vers 17-50) : En quoi les attitudes et les sentiments du frère et de la sœur les rendent-ils profondément semblables ? (d’où le pathétique et le dramatique de la scène).  

- Imprécations (vers 51-68) : L’anaphore (« Rome… ») est célèbre. En quoi consiste la cruelle manœuvre de Camille ? En quoi Camille atteint-elle la grandeur du héros tragique ?

- Un meurtre libérateur (vers 69-72) : Comment interpréter le geste final d’Horace, le curieux mot de « raison » par lequel il justifie son acte meurtrier ? 

- Dans cette tragédie, on peut étudier par ailleurs les différents visages de l’héroïsme féminin : Sabine ou l’échec de l’héroïsme, Camille ou l’héroïsme de l’amour. 

Examen d’Horace par Corneille (1660)

[La tragédie date de 1640]

   « C’est une croyance assez générale que cette pièce pourrait passer pour la plus belle des miennes, si les derniers actes répondaient aux premier. Tous veulent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord ; mais je ne sais si tous en savent la raison. On l’attribue communément à ce qu’on voit cette mort sur la scène ; ce qui serait plutôt la faute de l’actrice que la mienne, parce que, quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur, si naturelle au sexe, lui doit faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le théâtre, comme je le marque dans cette impression[1]. D’ailleurs, si c’est une règle de ne le point ensanglanter, elle n’est point du temps d’Aristote, qui nous apprend que pour émouvoir puissamment il faut de grands déplaisirs[2], des blessures et des morts en spectacle. Horace[3] ne veut pas que nous y hasardions les événements trop dénaturés, comme de Médée qui tue ses enfants ; mais je ne vois pas qu’il en fasse une règle générale pour toutes sortes de morts ; ni que l’emportement d’un homme passionné pour sa patrie, contre une sœur qui la maudit en sa présence avec des imprécations horribles, soit de même nature que la cruauté de sa mère. Sénèque l’expose[4] aux yeux du peuple, en dépit d’Horace ; et chez Sophocle, Ajax ne se cache point au spectateur lorsqu’il se tue. L’adoucissement que j’apporte dans le second de ces discours pour rectifier la mort de Clytemnestre[5] ne peut être propre ici à celle de Camille. Quand elle s’enferrerait d’elle-même par désespoir en voyant son frère l’épée à la main, ce frère ne laisserait pas d’être criminel de l’avoir tirée contre elle, puisqu’il n’y a point de troisième personne sur le théâtre à qui il pût adresser le coup qu’elle recevrait, comme peut faire Oreste à Égisthe. D’ailleurs l’histoire est trop connue pour retrancher le péril qu’il court d’une mort infâme après l‘avoir tuée ; et la défense que lui prête son père pour obtenir sa grâce n’aurait plus de lieu, s’il demeurait innocent. Quoi qu’il en soit, voyons si cette action n’a pu causer la chute[6] de ce poème[7] que par là, et si elle n’a point d’autre irrégularité que de blesser les yeux.  

   Comme je n’ai point accoutumé de dissimule mes défauts, j’en trouve ici deux ou trois assez considérables. Le premier est que cette action, qui devient la principale de la pièce, est momentanée, et n’a point cette juste grandeur que lui demande Aristote, et qui consiste en un commencement, un milieu et une fin. Elle surprend tout d’un coup ; et toute la préparation que j’y ai donnée par la peinture de la vertu farouche d’Horace et par la défense qu’il fait à sa sœur de regretter quoi que ce soit, de lui ou de son amant, qui meure au combat, n’est point suffisante pour faire attendre à un emportement si extraordinaire, et servir de commencement à cette action.

   Le second défaut est que cette mort fait une action double, par le second péril où tombe Horace après être sorti du premier. L’unité de péril d’un héros dans la tragédie fait l’unité d’action ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce n’est que[8] la sortie même de ce péril l’engage si nécessairement dans un autre, que la liaison et la continuité des eux n’en fasse qu’une action ; ce qui n’arrive point ci, où Horace revient triomphant, sans aucun besoin de tuer sa sœur, ni même de parler à elle ; et l’action serait suffisamment terminée à sa victoire. Cette chute d’un péril en l’autre, sans nécessité, fait ici un effet d’autant plus mauvais, que d’un péril public, où il y va de tout l’État, il tombe en un péril particulier, où il n’y va que de sa vie, et pour dire encore plus, d’un péril illustre, où il ne peut succomber que glorieusement, en un péril infâme, dont il ne peut sortir sans tache.  

   Ajoutez, pour troisième imperfection, que Camille, qui ne tient que le second rang dans les trois premiers actes, et y laisse le premier à Sabine, prend le premier en ces deux derniers, où cette Sabine n’est plus considérable, et qu’ainsi s’il y a égalité dans le mœurs, il n’y en a point dans la dignité des personnages, où se doit étendre ce précepte d’Horace :

   « Que le personnage soit maintenu jusqu’à la fin tel qu’il aura paru dès le commencement, et qu’il soit constant avec lui-même[9].» [...]

   Du côté du temps, l’action n’est point trop pressée, et n’a rien qui me semble vraisemblable. Pour le lieu, bien que l’unité y soit exacte, elle n’est pas sans quelque contrainte. Il est constant qu’Horace et Curiace[10] n’ont point de raison de se séparer du reste de la famille pour commencer le second acte ; et c’est une adresse de théâtre de n’en donner aucune[11], quand on n’en peut donner de bonnes. L’attachement de l’auditeur à l’action présente, souvent ne lui permet pas de descendre à l’examen sévère de cette justesse, et ce n’est pas un crime que de s’en prévaloir pour l’éblouir, quand il est malaisé de le satisfaire.     

   Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé, et trouve sa vraisemblance aisée dans le rapport à l’histoire, qui marque assez d’amitié et d’égalité entre les deux familles pour avoir pu faire cette double alliance.

   Elle sert pas davantage à l’action que l’Infante à celle du Cid, et ne fait que de se laisser toucher directement, comme elle, à[12] la diversité des événements. Néanmoins on a généralement approuvé celle-ci et condamné l’autre. J’en ai cherché la raison, et j’en ai trouvé deux. L’une est la liaison des scènes, qui semble, s’il m’est permis, de parler ainsi, incorporer Sabine dans cette pièce, au lieu que, dans Le Cid, toutes celles de l’Infante sont détachés, et paraissent hors œuvre :

« Tant a de force la liaison et l‘union[13] ! »

   L’autre, qu’ayant une fois posé Sabine pour femme d’Horace, il est nécessaire que tous les incidents de ce poème lui donnent les sentiments qu’elle en témoigne avoir, par l’obligation qu’elle a de prendre intérêt à ce qui regarde son mari et ses frères, mais l’Infante n‘est point obligée d’en prendre aucun en ce qui touche le Cid ; et si elle a quelque inclination secrète pour lui, il n’est point besoin qu’elle en fasse rien paraître, puisqu’elle ne produit aucun effet.

   L’oracle qui est proposé au premier acte[14] trouve son vrai sens à la conclusion du cinquième[15]. Il semble clair d’abord, et porte l’imagination à un sens contraire, et je les aimerais mieux de cette sorte sur nos théâtres, que ceux qu’on fait entièrement obscurs, parce que la surprise de leur véritable effet en est plus belle. J’en ai usé ainsi encore dans l’Andromède et dans l’Œdipe. Je ne dis pas la même chose des songes, qui peuvent faire encore un grand ornement dans la protase[16], pourvu qu’on ne s’en serve pas souvent. Je voudrais qu’ils eussent l’idée de la fin véritable de la pièce, mais avec quelque confusion qui n’en permît pas l’intelligence entière. C’est ainsi que je m’en suis servi deux fois, ici[17] et dans Polyeucte[18], mais avec plus d’éclat et d’artifice dans ce dernier poème, où il marque toutes les particularités de l’événement, qu’en celui-ci, où il ne fait qu’exprimer une ébauche tout à fait informe de ce qui doit arriver de funeste.    

   Il passe pour constant que le second acte est un des plus pathétiques qui soient sur la scène, et le troisième un des plus artificieux[19]. Il est soutenu de la seule narration de la moitié du combat des trois frères, qui est coupée très heureusement pour laisser Horace le père[20] dans la colère et le déplaisir, et lui donner ensuite un beau retour à la joie dans le quatrième. Il a été à propos, pour le jeter dans cette erreur, de se servir de l’impatience d’une femme qui subit brusquement sa première idée, et présume le combat achevé parce qu’elle a vu deux des oracles par terre, et le troisième en fuite. Un homme, qui doit être plus posé et plus judicieux, n’eût pas été propre à donner cette fausse alarme : il eût dû prendre plus de patience, afin d’avoir plus de certitude de l’événement, et n’eût pas été excusable de se laisser emporter si légèrement par les apparences à présumer le paumais succès d’un combat dont il n’eût pas vu la fin.

   Bien que le Roi[21] n’y paraisse qu’au cinquième, il y est mieux dans sa dignité que dans Le Cid, parce qu’il a intérêt pour tout son État dans le reste de la pièce ; et bien qu’il n’y parle point, il ne laisse pas d’y agir comme roi. Il vient aussi dans ce cinquième comme roi qui veut honorer par cette visite un père dont les fils lui ont conservé sa couronne et acquis celle d’Albe au prix de leur sang. S’il y fait l’office de juge, ce n’est que par accident ; et il le fait dans ce logis même d’Horace, par la seule contrainte qu’impose la règle de l’unité de lieu. Tout ce cinquième est encore une des causes du peu de satisfaction que laisse cette tragédie : il est tout en plaidoyers, et ce n’est pas là la place des harangues ni des longs discours ; ils peuvent être supportés en un commencement de pièce, où l’action n’es pas encore échauffée ; mais le cinquième acte doit plus agir que discourir. L’attention de l’auditeur, déjà lassée, se rebute de ces conclusions qui traînent et tirent la fin en longueur.

   Quelques-uns[22] ne veulent pas que Valère[23] y soit un digne accusateur d’Horace, parce que dans la pièce il n’a pas fait voir assez de passion pour Camille ; à quoi je réponds que ce n’est pas à dire qu’il n’en eût une très forte, mais qu’un amant mal voulu ne pouvait se montrer de bonne grâce à sa maîtresse dans le jour qui le rejoignait à un amant aimé. Il n’y avait point de place pour lui au premier acte, et encore moins au second ; il fallait qu’il tînt son rang à l’armée pendant le troisième ; et il se montre au quatrième, sitôt que la mort de son rival fait quelque ouverture à son espérance : il tâche à gagner les bonnes grâces du père par la commission qu’il prend du Roi de lui apporter les glorieuses nouvelles de l’honneur que ce prince lui veut faire ; et par occasion il lui apprend la victoire de son fils, qu’il ignorait. Il ne manque pas d’amour durant les trois premiers actes, mais d’un temps propre à le témoigner ; et dès la première scène de la pièce, il paraît bien qu’il rendait assez de soins[24] à Camille, puisque Sabine s’en alarme pour son frère. S’il ne prend pas le procédé de France, il faut considérer qu’il est Romain, et dans Rome, où il n’aurait pu entreprendre un duel contre un autre Romain sans faire un crime d’État, et que j’en aurais fait un de théâtre[25], si j’avais habillé un Romain à la française. »

 

[1] Edition.

[2] Afflictions.

[3] Le poète antique.

[4] La cruauté de Médée.

[5] Dans le Discours sur la tragédie, Corneille dit qu’Oreste ne devrait tuer qu’involontairement sa mère Clytemnestre, qui se serait jetée entre Égisthe et lui.

[6] Le mot semble exagéré ; Horace fut accueilli favorablement.

[7] Tragédie.

[8] À moins que.

[9] Horace, Art poétique, vers 126-127.

[10] Gentilhomme d’Albe : Curiace appartient à une famille patricienne.

[11] « La scène est à Rome, dans une salle de la maison d’Horace », précise toutefois Corneille.

[12] Par.

[13] Horace, Art poétique, vers 242.

[14] Cf. vers 187 et suivants

[15] Cf. vers 1782.

[16] Scène d’exposition.

[17] Cf. vers 215 et suivants.

[18] Cf. Acte I, scène 3.

[19] Habilement fait.

[20] Le vieil Horace, chevalier romain.

[21] Tulle (Tullus), roi de Rome.

[22] Allusion aux critiques de l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre (1657).

[23] Chevalier romain.

[24] Témoignages amoureux.

[25] Un crime de théâtre.

* * *

Date de dernière mise à jour : 02/03/2020