« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Phèdre : acte II, scène 5

La passion chez Racine : l'aveu de Phèdre (acte II, scène 5) - Généralités

   Phèdre

   La conception même de l’amour-passion commande chez Racine tout le conflit tragique. Notons toutefois qu’il a également représenté l’ambition avec Agrippine et Athalie, l’amour maternel avec Andromaque et Clytemnestre. Mais il est frappant de constater qu’Andromaque chérit avant tout, en Astyanax, le souvenir d’Hector et qu’elle se révèle davantage amante que mère. Mme de Sévigné prétendait que Racine ne pourrait plus écrire de tragédies quand il ne serait plus amoureux. Elle écrit en effet dans sa lettre du 16 mars 1672 à sa fille Mme de Grignan : « Racine fait des comédies pour la Champmeslé [...]. Si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. »

Traits caractéristiques de la passion racinienne 

* Amour irrésistible

   La raison et la volonté ne peuvent rien contre l’amour qui éclate comme un coup de foudre et se traduit pas des désordres physiologiques. Lorsqu’elle rencontre Hippolyte pour la première fois (I, 3, v. 269 sq.), elle s’exclame :

« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler. »

   Phèdre tente de lutter, succombe à une fatalité intérieure et supplie vainement Vénus de l’épargner :

« Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse

J’adorais Hippolyte. »

   Une fatalité extérieure s’acharne également contre elle : elle fait éloigner Hippolyte mais le retrouve à Trézène. Elle veut mourir en gardant son secret :

« J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;

J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire… »

   Mais sa nourrice Œnone lui arrache l’aveu de son amour. Enfin, la fausse nouvelle de la mort de Thésée lui fait croire qu’elle peut désormais aimer Hippolyte et le lui avouer. Mais le sort se montre impitoyable. Et on retrouve cet obstacle extérieur empêchant l’union des amants (destin tragique et amour impossible) dans les relations entre Hippolyte et Aricie, représenté par Phèdre elle-même. D’ordinaire, la passion racinienne n’est pas partagée (opposition avec Corneille), l’obstacle étant l’être aimé lui-même. Par un jeu cruel de la fatalité, Phèdre aime Hippolyte qui aime Aricie (de même que Néron aime Junie qui aime Britannicus). La passion, aveugle et fatale, semble aboutir nécessairement à une impasse. (Voir le vers 98, emblématique d'Andromaque (1667) : « Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne. »)

* Les trois étapes de la défaite

  • Phèdre ne peut étouffer l’amour dans son cœur.
  • Elle parle de cet amour à Œnone.
  • Elle l’avoue à Hippolyte lui-même (II, 5). Il lui témoigne dédain et répulsion. Va-t-elle renoncer ? Non, elle espère encore, contre toute évidence : « J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur, / Et l’espoir, malgré moi, s’est glissé dans mon cœur. » (cf. Oreste, Hermione et Roxane qui font preuve du même aveuglement : amour plus fort que la raison).

* Amour et devoir

   Aucun devoir ne peut résister à la passion. Phèdre (comme Roxane et Néron) oublie la fidélité conjugale.

* Amour et dignité

   La passion la pousse (en dépit de son orgueil) à une démarche déshonorante et humiliante et lui inspire mensonge et perfidie (opposition au combat loyal entre les héros cornéliens). Elle ose avouer son amour à son beau-fils. Il ne comprend pas (ou ne veut pas comprendre) et elle doit préciser, s’humilier, s’accuser (« Je m’abhorre encore plus que tu ne me détestes ») ; elle se fait suppliante et provocante à la fois. Chez Corneille, l’amour est fondé sur l’estime et l’honneur ; chez Racine, la passion fait oublier le respect dû à l’être aimé et à soi-même. On pense ici à cette maxime de La Bruyère : « On veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime. »

* Jalousie

   La jalousie est la manifestation essentielle de la passion et Phèdre va faite « tout le malheur de ce [qu'elle] aime. » Phèdre pardonnerait sans doute Hippolyte de l’avoir repoussée s’il n’aimait personne. Elle espère encore. Lorsqu’elle vient trouver Thésée (IV, 4), c’est sans doute pour sauver Hippolyte, calomnié par Œnone ; mais un mot de Thésée lui apprend qu’elle a une rivale et qu’Hippolyte aime Aricie. Dès lors, elle se livre aux tortures de la jalousie et souhaite la mort d’Hippolyte et d’Aricie. Hippolyte périra en effet et Phèdre, responsable de sa mort, ne lui survivra pas.

   Cet exemple est d’autant plus caractéristique de Racine que, dans les tragédies de Sénèque et d’Euripide dont il s’est inspiré, Hippolyte n’aime aucune femme : c’est un mystique fervent d’Artémis (Diane), la chaste déesse. Racine a fait de la jalousie de Phèdre le centre d’intérêt de la pièce et le ressort principal de l’action. En effet, la jalousie est fatale à l’être aimé comme à l’amante et le débat est sans solution : la haine et l’amour triomphent dans le crime et le suicide. Le dénouement sanglant devient une nécessité psychologique.

   Ainsi, l’essence même du tragique racinien réside dans l’inutile combat de l’homme contre son destin et la fatalité, une fatalité qui se décline sous trois formes : destin hostile (voir supra), malédiction héréditaire et impulsion irrésistible de la passion (voir supra).

* Fatalité

  • Destin hostile, celui de la fatalité antique, où le héros est victime des dieux. Il importe de ne pas oublier la malédiction de Vénus qui s'acharne contre la famille de Phèdre, tentant en vain par des offrandes de se la concilier.
  • Malédiction héréditaire, également empruntée à la tragédie grecque : malédiction attachée à une famille, où elle se répercute de génération en génération. C’est une sorte d’intuition des lois de l’hérédité que la science cherchera plus tard à définir (cf. Zola). C’est aussi, chez Racine, janséniste, une figure de la transmission du péché originel. Lorsque Racine nomme Phèdre « la fille de Minos et de Pasiphaé », il rappelle l’hérédité contradictoire de la jeune femme : Minos, le vertueux souverain qui juge désormais les morts aux Enfers et Pasiphaé, son épouse indigne, que Phèdre évoque au moment d’avouer son amour à Œnone (I, 3) : « … Dans quels égarements l’amour jeta ma mère ! / Ariane, ma sœur, de quel amour blessée… » N'oublions pas que Pasiphaé s'est unie à un taureau blanc envoyé par Poséidon, union contre nature qui donne naissance au Minotaure, un monstre à corps d'homme et à tête de taureau. Phèdre est donc la demi-sœur du Minotaure.
  • Le héros racinien n’est donc pas libre. Il se débat pourtant comme s’il l’était et se juge responsable de ses actes (d’où son humanité et sa capacité à nous émouvoir). Parti de la fatalité antique, extérieure et aveugle, Racine l’intériorise et aboutit à la fatalité interne de la passion (cf. supra) : le héros subit son destin mais il le porte en lui-même. Phèdre accuse la déesse de l’amour (« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ») mais elle ne cherche pas à se disculper : la source du mal est en elle et « Vénus », c’est son amour même. Non seulement elle se sent responsable, mais elle a le sens du péché et attend, après la mort, la damnation éternelle. On peut ainsi donner raison à Boileau qui proposait une lecture chrétienne de sa dernière tragédie profane (pessimisme janséniste). D'ailleurs, Bérénice aussi peut se lire selon une vision janséniste, dont la préface met l'accent sur la tristesse majestueuse qui naît chez Suétone d'une apposition : « dimisit invitus invita », c'est-à-dire « Il la renvoya, malgré lui, malgré elle. » Rappelons que le jansénisme nie l'existence du libre-arbitre ; la volonté humaine est soumise tantôt à la concupiscence, tantôt à la grâce, mais n'est jamais libre.  

Rappel

   Ne pas oublier que Phèdre est fille des dieux. Sans doute, simple mortelle, aurait-elle moins souffert :

« J'ai pour aïeul le Père et le Maître des Dieux.

Le ciel, tout l'Univers est plein de mes Aïeux.

Où me cacher ? Fuyons dans la Nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l'urne fatale.

Le Sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains.

Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d'avouer mille forfaits divers

Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers ?

Que diras-tu, mon Père, à ce spectacle horrible ? »

Acte II, scène 5 (scène de l'aveu) – Éléments d’analyse

 (Vers 623 sq.)

PHÈDRE

« On ne voit point deux fois le rivage des morts,

Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,

En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;

Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.

Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :

Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… je m’égare,

Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.

 HIPPOLYTE

Je vois de votre amour l’effet prodigieux :

Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;

Toujours de son amour votre âme est embrasée.

 PHÈDRE

Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :

Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,

Volage adorateur de mille objets divers,

Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;

Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,

Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.

Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;

Cette noble pudeur colorait son visage,

Lorsque de notre Crête il traversa les flots,

Digne sujet des vœux des filles de Minos.

Que faisiez-vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte,

Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors

Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?

Par vous aurait péri le monstre de la Crête,

Malgré tous les détours de sa vaste retraite :

Pour en développer l’embarras incertain,

Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.

Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;

L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.

C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours

Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.

Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :

Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,

Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;

Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue

Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

 HIPPOLYTE

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

 PHÈDRE

Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,

Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

 HIPPOLYTE

Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant,

Que j’accusais à tort un discours innocent.

Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;

Et je vais…

PHÈDRE

Et je vais… Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !

Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :

J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;

Ni que du fol amour qui trouble ma raison

Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;

Objet infortuné des vengeances célestes,

Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc

Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;

Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

De séduire le cœur d’une faible mortelle.

Toi-même en ton esprit rappelle le passé :

C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;

J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;

Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.

De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;

Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :

Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,

Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…

Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire,

Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,

Je te venais prier de ne le point haïr :

Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !

Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !

Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :

Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.

La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !

Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;

Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.

Impatient déjà d’expier son offense,

Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.

Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,

Si ta haine m’envie un supplice si doux,

Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,

Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.

Donne. »

- Distinguer les étapes de l’aveu progressif de Phèdre (progression de la scène / progression de l’aveu).

- Étudier par quel détour cet aveu reste longtemps implicite.

- Étudier l’attitude d’Hippolyte. Puritanisme ? Pureté ? Tentation ?

- Étudier le caractère irrésistible de la passion (vers 1 à 40)

- Étudier la part de l’imagination et du rêve dans les sentiments de Phèdre.

- Étudier les caractères de la passion chez Racine (vers 61 à 76).

- Étudier le jansénisme : Phèdre reconnaît la nature criminelle de son amour et a horreur de sa faute. Quels sentiments suscite-t-elle au spectateur ?

- Étudier le rôle des évocations mythologiques.

- Étudier le contraste de ton entre les deux tirades de Phèdre ainsi que les ruptures de rythme dans la dernière tirade.

- En quoi cette scène peut-elle gêner les contemporains, au point qu’ils trouvèrent cette partie de la pièce « trop remplie d’amour, de fureur et d’effronterie » ?

- Vers 3 : pourquoi ne dit-elle pas « nous » ?

- Vers 7 et 8 : étudier le glissement vers l’aveu passionné.

- Vers 11 : montrer que ces paroles arrêtent l’élan de Phèdre mais favorisent l’équivoque.

- Vers 15 : Thésée allait enlever Proserpine. Quel est l’intérêt de cette critique ?

- Vers 19 : pourquoi ce retour vers le passé ?

- « Donne » : Phèdre s’empare de l’épée pour se tuer. Jeu de scène important : elle sort avec l’arme à la main. Dans Sénèque, c’est Hippolyte qui tire son glaive pour la châtier. On peut comparer le deux conceptions.

- Pourquoi cet aveu maintenant ? => La mort de Thésée vient d'être annoncée et le départ d'Hippolyte attise la passion de Phèdre : elle sait qu'elle ne va plus le voir et perd tout espoir. Enfin, Hippolyte est présent et Phèdre cède à l'attrait du corps. Les démonstratifs (« cette noble pudeur », « cette tête charmante ») font figure d'indications scéniques : Phèdre tend la main vers l'objet du désir.

- N'oublions pas que l'aveu se fait en deux temps : une première fois à Œnone (I, 3) ; la verbalisation donne corps à la chimère ; une fois la monstruosité énoncée, on peut la redire. D'ailleurs, le premier hémistiche du célèbre alexandrin est dit par Œnone, le second par Phèdre : « Hippolyte ? Grands Dieux ! / C'est toi qui l'as nommé. » (Vers 264) Par ailleurs, si Œnone est désespérée par l'aveu, elle ne condamne pas Phèdre avec horreur.  

Plan possible pour le commentaire

  1. L’aveu, sa hardiesse (monstruosité du secret) et sa progression (Phèdre ne prononce que fort tard le mot « Amante ». Elle compare d'abord Hippolyte à son père, puis lui propose de réécrire son passé : il tiendrait le rôle de Thésée et elle-même à la fois celui de sa sœur Ariane et le sien. Ce passé fictif lui permet de révéler le secret horrible d'un amour incestueux.)
  2. La cruauté de l’amour
  3. La scène érotique et onirique
  4. Le rôle d’Hippolyte.

Et, pour finir, une citation de Racine : « Il suffit [...] que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » (Racine, Préface de Bérénice)

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