« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Méliane et Cassandre dans Tyr et Sidon

Résumé

Un exemple tragi-comique de ce théâtre en liberté du siècle de Louis XIII

   Les hasards de la guerre ont conduit le vaillant Belcar, fils du roi de Sidon, blessé et captif, jusque dans les murs de Tyr ; les filles du roi, Méliane et Cassandre, l’ont soigné et sont tombées amoureuses de lui. Le jeune homme n’a été séduit que par Méliane et la malheureuse Cassandre se meurt de désespoir. Sa nourrice entreprend de la sauver en la substituant à sa sœur dans le bateau qui doit permettre à Belcar et à Méliane de s’enfuir ensemble.

Mais les choses tournent mal : arrivé le premier, Belcar découvre la supercherie et accable Cassandre de son mépris ; celle-ci se jette dans la mer en se poignardant. Son corps échoue sur le rivage de Tyr, où se désole Méliane, convaincue que son amant l‘a trahie en s’enfuyant seul ; on surprend la princesse alors qu’elle tient en sa main le poignard qu’elle a retiré du sein de sa sœur. Tout laisse à penser que c’est elle la meurtrière. Elle s’apprête à mourir courageusement sur l’échafaud lorsqu’apparaît Belcar.   

Extrait : Deuxième Journée, Acte V, scène 2

Les retrouvailles des amants, de la princesse et de son sauveur, sont dans la plus pure tradition romanesque de la tragi-comédie.

BELCAR

Arrêtez, arrêtez, peuple, faites-moi place.

Qu’avant m’avoir ouï plus avant on ne passe.

MÉLIANE

Quel est ce nouveau bruit ? que vois-je là, bons Dieux ?

Quel prestige incroyable est offert à mes yeux !

N’est-ce pas là Belcar ? c’est lui-même, ou je rêve.

BELCAR

Archers, ne craignez rien, tenez, je rends mon glaive,

Je ne viens pas ici pour faire quelque effort,

Mais pour entre vos mains reconnaître mon tort :

Ma vie est pour ma Dame une rançon capable,

Car du fait prétendu je suis le seul coupable,

Je mérite la place où sans sujet elle est,

De mourir avec elle ou pour elle étant prêt.

MÉLIANE

Messieurs, n’empêchez point ce Prince misérable

Qu’il ne donne et reçoive un adieu déplorable.

Quelle rage, ô Belcar, t’a pu donc inciter,

Étant hors de péril, de t‘y précipiter ?

BELCAR

Mais, ma reine, plutôt, qui vous ait condescendre

D’avouer comme vôtre un crie de Cassandre ?

Un crime des plus noirs, et des plus inhumains,

Qu’elle a par désespoir fait de ses propres mains,

Je l’ai su, je l’ai vu, lorsque l’ayant quittée,

Elle s’est de plein saut dans les vagues jetée,

M’ayant auparavant par signes menacé

De s’enfoncer au sein mon poignard amassé[1].

Cependant c’est le mal qu’à tort on vous impose,

Que vous peut-on d’ailleurs imputer autre chose ?

Si l’on ne vous punit que pour m’avoir sauvé,

Qu’on me remette aux fers, me voilà retrouvé :

Je suis, et non pas vous, s’il faut une victime,

À Léonte et Cassandre offrande légitime.

MÉLIANE

Belcar que vous dirai-je ? avant que repartir,

Faites-moi franchement de mes doutes sortir.

Est-ce le mouvement d’un amour véritable,

(Amour qui soit resté toujours solide et stable)

Aujourd’hui résolu de me donner secours,

Ou de joindre à ma fin le terme de vos jours,

Qui vous fait innocent venir en confiance ?

Ou bien est-ce un remords de votre conscience ?

Est-ce, dis-je, un regret, un flambeau de fureur[2],

Qui des Dieux irrités vous donnant la terreur,

Vous force à satisfaire aux pieds de l’offensée ?

À ma bonté trahie ? à votre foi faussée ?

Car bien qu’à vous et moi l’un ni l’autre motif

N’apporte qu’un remède inutile et tardif,

(L’arrêt de mon supplice étant irrévocable,

Et la haine du Roi contre vous implacable)

Les malheurs néanmoins communs entre nous deux

M’auront une autre face, un aspect moins hideux,

Si dans la trahison dont ma sœur m’a trompée,

Votre fidélité n’a point été trempée :

Car nous serons contents dans les Champs Élysées[3]

Et ne verrons jamais nos Mânes[4] divisés,

Au lieu que vous sachant mêlé dans cette trame,

Je veux être aux enfers le fléau de votre âme.

BELCAR

Ma déesse, eh ! comment, cet injuste soupçon,

Vous a-t-il pu séduire en aucune façon ?

Que j’eusse à vous, Madame, une autre préférée,

Une autre qui jamais ne vous fut comparée ?

Qu’en mon amour si franc et si bien établi,

Aurait pu se glisser le mépris et l’oubli ?

Quel tort fait à ma flamme ! et quelle injure encore

Faite à votre beauté qui son pouvoir ignore !

Sachez que vos liens sont aussi forts que doux,

Et que pour débaucher[5] un cœur aimé de vous,

Je ne sais si Vénus serait même assez belle ;

Aussi les immortels tous en aide j’appelle,

Dieux d’en-haut et d’en-bas de Justice conjoints,

Qu’ils soient de ma franchise et juges et témoins.

O courriers de Neptune et filles de Nérée[6],

Errantes déités de la plaine azurée,

Avec quel zèle ardent vous ai-je protesté

Que j’avais le cœur net de cette lâcheté,

Lors que dans ma nacelle à route vagabonde

J’allais comme un plongeon dansant au gré de l’onde ?

PHULTER[7]

Grâce, grâce, ouvrez-vous, grâce de par le Roi.

Madame, descendez.

MÉLIANE

Vous moquez-vous de moi ?

PHULTER

Non, non, Madame, non, le Roi vous donne grâce,

Il meurt s’il ne vous voit et s’il ne vous embrasse :

Il est désabusé, dépouillé de courroux,

À bonne heure je viens, pour lui, mais pour nous tous.

MÉLIANE

Sa grâce était tardive, et serait encor vaine,

Sans Belcar que le Ciel à mon secours amène,

Car s’il ne m’eut tiré les épines du cœur,

Ma douleur eût tourné cette grâce en rigueur.

Mais puisque ce beau Prince a levé tout l’ombrage

Qui m’avait contre lui troublé jusqu’à la rage,

Phulter, allez devant, dites-lui le premier

Que je lui vais tantôt rendre son prisonnier ;

Cependant n’ôtez point cet appareil funeste,

Car pour ma délivrance encor un point me reste.

Ça ! que de mes deux bras je t’aille environner[8].

Que n’ai-je un myrte[9] en main propre à te couronner !

O mon parfait mai, ma méfiance fausse

De ta fidélité le mérite rehausse,

Baise-moi mille fois, ma joie en sa grandeur

Comme un petit objet méprise la pudeur.   

Jean de Schélandre, Tyr et Sidon, Deuxième Journée, Acte V, scène 2

 

[1] Ramassé.

[2] Folie.

[3] Séjour des morts vertueux dans la mythologie.

[4] Ici âmes.

[5] Rendre à sa liberté, ôter ses liens.

[6] Nérée, père des Néréides, est une divinité marine.

[7] Capitaine tyrien.

[8] Entourer.

[9] Consacré à Vénus, c’est le symbole de l’amour.

Pistes de réflexion

1/ Une scène pathétique et dramatique : On peut relever tout ce qui est destiné à susciter des émotions fortes chez les spectateurs.

2/ On peut se demander en quoi l’on peut parler de mélodrame avant la lettre.

3/ Le monde des romans : qu’est-ce qui rattache les personnages (caractères, sentiments, comportements, identité) à la tradition romanesque plutôt qu’à la veine tragique ?

4/ Le style : la langue de l’auteur est encore très recherchée : figures de style audacieuses, pointes, antithèses, allusions mythologiques, etc.

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