« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

La connaissance, principe de l’amour cornélien

Corneille   Rien n’est plus caractéristique que la théorie de l’amour chez Corneille, qui s’appuie sur la théorie cartésienne. L’amour est le désir du bien ; il est donc réglé par la connaissance du bien. Ce qu’on aime, c’est pour la perfection qu’on y voit. D’où, quand cette perfection est réelle, la bonté de l’amour, vertu et non faiblesse.

   Première conséquence : on ne saurait parler du conflit du devoir et de l’amour, dans Le Cid par exemple, au sens courant que l’on donne à ces deux termes. Rodrigue aime Chimène, Chimène aime Rodrigue parce que chacun estime la grandeur d’âme de l’autre et le conçoit comme le bien le plus élevé auquel vouer sa vie. Aussi ni l’un ni l’autre, quand ils sont séparés par les événements, ne songent à renoncer à cet amour. Seulement, ils le subordonnent à un bien supérieur, qui est l’honneur. La lutte entre le devoir et l’amour devient donc le conflit entre deux devoirs : celui qu’on ne prend point pour règle et celui qu’on sut. Et chacun des héros se rend plus digne d’amour par les sacrifices qu’il consent ; car l’estime où l’autre le tient grandit. Écoutons Rodrigue :

« Je t’ai fait une offense et j’ai dû m’y porter

Pour effacer ma honte, et pour te mériter[1]. »

   Deuxième conséquence : la raison s’éclairant peut changer l’amour. Si le bien qu’on aimait est reconnu faux, ou si on conçoit la notion d’un bien supérieur, l’âme déplacera son amour de l’objet le moins parfait au plus parfait. C’est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline qu’il vient d’épouser « cent foi plus que lui-même ; converti et tout près du martyre, il l’aimera

« Beaucoup moins que son Dieu, mais bien plus que lui-même[2]. »

   Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de Polyeucte. Lorsqu’il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l’œuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, Pauline n’est plus que sa sœur en Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère a longtemps été tout ce qu’elle connaissait de meilleur ; elle l’aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse le caractère purement humain de l’amour de Sévère ; l’amour de Pauline se transporter donc à Polyeucte, d’où il s’élancera jusqu’à la suprême perfection, Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l’amour.

   Comme l’amour, à plus forte raison les autres passions, se réduiront à la connaissance : la raison domine en souveraine dans la psychologie cornélienne. Elle a néanmoins besoin d’un instrument pour se manifester : la volonté. Encore un trait capital de la psychologie cornélienne, toujours d’accord avec Descartes et conforme également à la réalité contemporaine. L’héroïsme cornélien est l’exaltation de la volonté, souverainement libre et puissante.

« Je le ferais encor, si j’avais à le faire » (Le Cid, Polyeucte)

« Et sur mes passions ma raison souveraine » (Pauline dans Polyeucte)

« Je suis maître de moi comme de l’univers,

Je le suis, je veux l’être... » (Auguste, dans Cinna).

   Même Polyeucte dans son extase, Horace dans son patriotisme et Camille dans son amour, manifestent surtout de la volonté : tous les trois ont attribué une perfection, donc une valeur infinie à l’objet de leur amour, et toute leur énergie est concentrée pour le servir.

   Tous les héros de Corneille sont construits sur cette donnée, les femmes comme les hommes. D’où le reproche qu’on peut leur faire d’être raides, psychorigides et sans nuances : car tant que la raison persiste dans ses maximes, la volonté persiste dans sa conduite. De là vient aussi qu’on leur reproche de se démentir et de pivoter tout d’une pièce : si parfois la raison s’éclaire, la volonté et le reste suivent. Ainsi Émilie à la fin de Cinna :

« Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle,

Elle est morte... »

   Émilie sera désormais d’une tendresse paisible, après voir été d’une fureur forcenée.

   De là vient aussi que Racine reprochait à Corneille ses héros « impeccables » : si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour le repentir, ni pour le regret, ni pour le changement. De là résulte enfin que ces héros sont des raisonneurs car ils n’agissent pas par impulsions aveugles. La raison les conduit et les contrôle toujours. Ils sont donc toujours conscients et réfléchis.

   Cette conception représente les âmes fortes et dures qui raisonnent leurs passions (cf. Richelieu et Retz), les grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaître cette vérité, c’est qu’on a longtemps identifié l’héroïsme cornélien à la vertu. Or l’héroïsme cornélien n’a pas nécessairement un caractère moral. Il exprime la force et non la bonté d’âme. Les êtres méprisables ne sont point les fourbes mais les faibles. Voltaire disait justement que ce théâtre était une « école de grandeur d’âme ».  

   On peut se demander si cette toute-puissance de la volonté, en figeant l’action, reste dramatique, dans Nicomède par exemple, une pièce sans terreur ni pitié, avec l’admiration pour unique ressort. Ce qui est dramatique, ce sont les défaites, les demi-succès, les lentes et coûteuses victoires de la volonté, les incessants combats. Ce sont les combats de la passion contre la volonté qui font la beauté dramatique du Cid, Polyeucte ou Cinna.  

 

[1] Souligné par nous.

[2] Ibidem.

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