« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

L’amour maternel chez Racine

   Certes, Racine a surtout excellé à peindre l’amour. Mme de Sévigné (Lettre à Mme de Grignan du 16 mars 1672) avait tort cependant de prétendre qu’il ne pourrait plus faire de tragédie quand il ne sera plus amoureux. Mais il analyse très bien la psychologie maternelle.

   Sans parler de la scène de Britannicus (Acte IV, scène 2) où Agrippine, chez qui l’ambition a étouffé tous les sentiments féminins, joue simplement devant son fils la comédie de l’amour maternel, voici deux scènes d’Andromaque et d’Iphigénie qui nous mettent sous les yeux de véritables mères.

   Dans Andromaque, Racine a mêlé la description saisissante de la nuit de Troie et à la poétique évocation des adieux d’Hector l’analyse pénétrante des cruelles hésitations d’Andromaque, dont l’amour conjugal et l’amour maternel – tout en se confondant dans son cœur (car, dans la pièce française, le fils d’Andromaque est l’enfant qu’elle a eu d’Hector et non, comme dans la tragédie d’Euripide, celui s’elle a eu de Pyrrhus), - se trouvent mis en opposition par les circonstances.

   Dans Iphigénie, il nous présente en sa pureté et sa force primitives, chez Clytemnestre menacée de voir sacrifier sa fille, l’instinct maternel exclusif, autoritaire et farouche, bien différent de l’affection d’Andromaque pour son fils, renforcée par l’amour conjugal, mais tendre et mélancolique, comme il convient à une captive malheureuse. 

Andromaque, III, 8 : les cruelles hésitations d’Andromaque

Andromaque auprès du corps d'Hector (David)ANDROMAQUE

Dois-je oublier Hector privé de funérailles,

Et traîné sans honneur autour de nos murailles ? 

Dois-je oublier son père[1] à mes pieds renversé,

Ensanglantant l‘autel qu’il tenait embrassé ?

Songe, songe, Céphise[2], à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

Figure-toit Pyrrhus, les yeux étincelants,

Entrant à la leur de nos palais brûlants[3],

Sur tous mes frères[4] morts se faisant un passage,

Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage ?

Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants[5].

Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :

Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;

Voilà par quels exploits il sut se couronner ;

Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.

Non, je ne serai point complice de ses crimes ;

Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.

Tous mes ressentiments lui seraient asservis[6].

CÉPHISE

Hé bien ! allons donc voir expirer votre fils :

On n’attend plus que vous... Vous frémissez, Madame !

ANDROMAQUE

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !

Quoi ! Céphise, j’irais voir expirer encor

Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector :

Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage !

Hélas ! je m’en souviens : le jour que son courage

Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,

Il demanda son fils et le prit dans ses bras :

« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,

J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;

Je te laisse mon fils pour gage de ma foi ;

S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.

Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,

Montre au fils à quel point tu chérissais le père[7]. »

Et je puis voir répandre un sang si précieux ?

Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?

Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne[8] ?

Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?

T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?

S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?

Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête

Le fer que le cruel tient levé sur ta tâte.

Je l’en puis détourner et je t’y vais offrir !...

Non, tu ne mourrais point : je ne le uis souffrir ?

Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,

Va le trouver pour moi

...

Andromaque, III, 8

Iphigénie, IV, 4

Iphigénie (Racine)[Clytemnestre à Agamemnon]

... Vous ne démentez point une race funeste :

Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste[9].

Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin

Que d’en faire à sa mère un horrible festin.

Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice[10]

Que vos soins préparaient avec tant d’artifice !...

Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison

Cède à la cruauté de cette trahison.

Un prêtre environné d’une foule cruelle

Porter sur m fille une main criminelle,

Déchirera son sein, et, d’un œil curieux,

Dans son cœur palpitant consultera les Dieux !  

Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,

Je m’en retournerai seule et désespérée !

Je verrai les chemins encor tout parfumés

Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !

Non, je ne l’aurai point amenée au supplice ;

Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice[11].

Ni crainte ni respect ne peut m’en détacher :

De mes bras tout sanglants il faudra l’attacher.

Aussi barbare époux qu’impitoyable père,

Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.

Et vous, rentrez, ma fille ; et du moins à mes lois

Obéissez encor pour la dernière fois.  

Iphigénie, IV, 4.

 

[1] Priam.

[2] Confidente d’Andromaque.

[3] Le participe présent, même employé comme verbe, était souvent variable au 17e siècle.

[4] Ce sont en réalité ses beaux-frères, les frères d’Hector. Car ses propres frères avaient été depuis longtemps par Achille.

[5] Racine résume ici le tableau qu’a fait Virgile (L’Énéide, II) de la dernière nuit de Troie.

[6] Ce vers, un peu obscur, est plutôt la suite de l’avant-dernier vers que du vers précédent. Andromaque veut dire que, si elle épousait Pyrrhus, elle ne serait plus libre d’éprouver pu lui les sentiments de colère et de haine qu’elle éprouve à son égard.

[7] Ce récit de la dernière entrevue d’Hector et Andromaque est un peu différent de celui d’Homère (Iliade, VI).

[8] Entraîne mon fils à sa perte.

[9] Agamemnon était le fils d’Atrée et le neveu de Thyeste. On sait qu’Atrée tua les deux fils de Thyeste, son frère, et les fit manger à leur père.

[10] Agamemnon avait fait croire à Clytemnestre qu’il se préparait à marier sa fille à Achille.

[11] Elle se fera tuer pour empêcher sa fille d’être sacrifiée.

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