« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Amphitryon (Molière) - Mythologie

Amphitryon (Molière)   Comme pour Les Amants magnifiques (1670), Molière délaisse dans Amphitryon (1668) la comédie de mœurs et de caractères pour un genre nouveau, celui de la comédie mythologique « à machines », au ton galant, voire précieux. Autre singularité : la pièce est écrite en vers libres.

   Le vieux mythe des amours de Jupiter et d’Alcmène, la mère d’Hercule, est familier aux lettrés. Molière imite ici l’Amphitryon du comique latin Plaute (3e-2e siècle av. J.-C.) ainsi que l’adaptation qu’en avait donnée Rotrou sous le titre Les Sosies en 1637.

   Comment décrire cette pièce ? Brillante certes, délicate et scabreuse à la fois, poétique et comique. C’est un hymne à l’amour et aux plaisirs, un hommage rendu au jeune et voluptueux Louis XIV qui rayonne alors à la Cour de France, tel Jupiter du haut de l’Olympe.

Résumé

   Le roi des dieux, Jupiter a entrepris une nouvelle fois de séduire une mortelle, la belle Alcmène, femme du « général des Thébains », Amphitryon, épouse aimante et vertueuse. Jupiter se métamorphose alors en son mari, parti en campagne. Le voilà donc dans le lit d’Alcmène, tandis que Mercure, le messager des dieux, veille aux portes du palais sous les traits de Sosie, valet d’Amphitryon. 

   L’imbroglio devient inextricable quand, au petit matin, le vrai Amphitryon revient victorieux à Thèbes. Il apprend que sa femme a passé la nuit avec lui-même... Une brouille s’ensuit entre les deux époux, sûrs chacun de leur bon droit. Il faudra que les divinités se démasquent pour arranger les choses et que Jupiter annonce à Amphitryon la naissance du futur héros et demi-dieu, Hercule.

   Avec Molière, le vieux mythe s’humanise[1] et se transforme en comédie galante. Jupiter s’exprime en un langage tendre et passionné, qui correspond aux cercles mondains du temps.

Acte I, scène 3

JUPITER

Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d’approcher.

Ils m’offrent des plaisirs en m’offrant votre vue ;

Mais ils pourraient ici découvrir ma venue,

Qu’il est à propos de cacher.

Mon amour, que gênaient[2] tous ces soins éclatants

Où me tenait lié la gloire de nos armes,

Au devoir de ma charge a volé les instants

Qu’il vient de donner à vos charmes.

Ce vol qu’à vos beautés mon cœur a consacré

Pourrait être blâmé dans la bouche publique.

Et j’en veux pour témoin unique

Celle qui peut m’en savoir gré.

ALCMÈNE

Je prends, Amphitryon, grande part à la gloire

Que répandent sur vous vos illustres exploits ;

Et l’éclat de votre victoire

Sait toucher de mon cœur les sensibles endroits ;

Mais quand je vois que cet honneur fatal

Éloigne de moi ce que j’aime,

Je ne puis m’empêcher, dans ma tendresse extrême,

De lui vouloir un peu de mal,

Et d’opposer mes vœux à cet ordre suprême

Qui des Thébains vous fait le général.

C’est une douce chose, après une victoire,

Que la gloire où l’on voit ce qu’on aime élevé ;

Mais parmi les périls mêlés à cette gloire,

Un triste coup, hélas ! est bientôt arrivé.

De combien de frayeurs a-t-on l’âme blessée,

Au moindre choc dont on entend parler !

Voit-on, dans les horreurs d’une telle pensée,

Par où jamais se consoler

Du coup dont on est menacée ?

Et de quelque laurier qu’on couronne un vainqueur,

Quelque part que l’on ait à cet honneur suprême,

Vaut-il ce qu’il en coûte aux tendresses d’un cœur

Qui peut, à tout moment, trembler pour ce qu’il aime ?

JUPITER

Je ne vois rien en vous dont mon feu ne s’augmente :

Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé ;

Et c’est, je vous l’avoue, une chose charmante

De trouver tant d’amour dans un objet aimé.

Mais, si je l’ose dire, un scrupule me gêne

Aux[3] tendres sentiments que vous me faites voir ;

Et pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,

Voudrait n’y voir entrer rien de votre devoir :

Qu’à votre seule ardeur, qu’à ma seule personne,

Je dusse les faveurs que je reçois de vous,

Et que la qualité que j’ai de votre époux

Ne fut point ce qui me les donne.

ALCMÈNE

C’est de ce nom pourtant que l’ardeur qui me brûle

Tient le droit de paraître au jour,

Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule

Dont s’embarrasse votre amour.

JUPITER

Ah ! ce que j’ai pour vous d’ardeur et de tendresse

Passe aussi celle d’un époux.

Et vous ne savez pas, dans des moments si doux,

Quelle en est la délicatesse.

Vous ne concevrez point qu’un cœur bien amoureux

Sur cent petits égards s’attache avec étude,

Et se fait une inquiétude

De la manière d’être heureux.

En moi, belle et charmante Alcmène,

Vous voyez un mari, vous voyez un amant ;

Mais l’amant seul me touche, à parler franchement,

Et je sens, près de vous, que le mari gêne.

Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,

Souhaite qu’à lui seul votre cœur s’abandonne,

Et sa passion ne veut point

De ce que le mari lui donne.

Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,

Et ne veut rien tenir des nœuds de l’Hyménée,

Rien d’un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,

Et par qui, tous les jours, des plus chères faveurs

La douleur est empoisonnée.

Dans le scrupule enfin dont il est combattu,

Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,

Que vous le sépariez d’avec ce qui le blesse,

Que le mari ne soit que pour votre vertu,

Et que de votre cœur, de bonté revêtu,

L’amant ait tout l’amour et toute la tendresse.

ALCMÈNE

 Amphitryon, en vérité,

Vous vous moquez de tenir ce langage.

E j’aurai peur qu’on ne vous crût pas sage,

Si de quelqu’un vous étiez écouté.

JUPITER

Ce discours est plus raisonnable,

Alcmène, que vous ne pensez ;

Mais un plus long séjour me rendrait trop coupable,

Et du retour au port les moments sont pressés.

Adieu : de mon devoir l’étrange barbarie

Pour un temps m’arrache de vous ;

Mais, belle Alcmène, au moins, quand vous verrez l’époux,

Songez à l’amant, je vous prie.

ALCMÈNE

Je ne sépare point ce qu’unissent les Dieux,

Et l’époux et l’amant me sont fort précieux.

CLÉANTHIS[4]

O ciel ! que d’aimables caresses

D’un époux ardemment chéri !

Et que mon traître de mari

Est loin de toutes ces tendresses !

MERCURE

La Nuit, qu’il le faut avertir,

N’a plus qu’à plier toutes ses voiles ;

Et pour effacer les étoiles,

Le Soleil de son lit peut maintenant sortir.

_ _ _

Pistes de lecture

1/ Une comédie galante (vers 1-12)

  1. Pourquoi Jupiter repousse-t-il les flambeaux ?
  2. On peut étudier son emploi du style galant.

 

2/ Un figure touchante (vers 13-35)

  1. S’interroger sur ce qui humanise et rend émouvante cette héroïne mythologique.
  2. On peut relever dans cette tirade les effets dus au vers libre.

 

3/ Le mari ou l’amant ? (vers 36-78)

  1. Pour quelle raison Jupiter distingue-t-il avec autant de soin le lari de l’amant ?
  2. En relevant les nombreuses équivoques dans le langage du maître des dieux, on peut montrer que le plaisir du spectateur vient pour une bonne part de ce qu’il occupe un point de vue privilégié.

 

4/ Une épouse aimante (vers 79-92)

   Se demander pourquoi Alcmène refuse-t-elle de séparer, quant à elle, l’époux et l’amant ?

 


[1] Cf. Amphitryon 38 (1929) de Jean Giraudoux. On constate une progressive humanisation du mythe depuis Plaute.

[2] Mettaient au supplice.

[3] En ce qui concerne.

[4] Suivante d’Alcmène.

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