« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Tircis et Amarante

Source : cette fable, qui n’est pas une fable, semble être de l’invention de La Fontaine.

A Mademoiselle de Sillery[1]

Tircis et Amarante

J’avais Ésope quitté,

Pour être tout à Boccace[2] ;

Mais une divinité[3]

Veut revoir sur le Parnasse

Des fables de ma façon.

Or d’aller lui dire : « Non »,

Sans quelque valable excuse,

Ce n’est pas comme on en se

Aves des divinités,

Surtout quand ce sont de celles

Que la qualité de belles

Fait reine des volontés. 

Car afin que l’on le sache,

C’est Sillery qui s’attache

À vouloir que de nouveau,

Sire loup, sire corbeau,

Chez moi se parlent en rime.

Qui dit Sillery dit tout :

Peu de gens en leur estime

Lui refusent le haut bout ;

Comment le pourrait-on faire.

Pour venir à notre affaire,

Mes contes, à son avis,

Sont obscurs[4] : les beaux esprits

N’entendent pas toute chose.

Faisons donc quelques récits

Qu’elle déchiffre sans glose :

Amenons des bergers ; et puis nous rimerons

Ce que disent entre eux les loups et les moutons[5].

*

Tircis disait un jour à la jeune Amarante :

« Ah ! si vous connaissiez, comme moi, certain mal

Qui nous plait et qui nous enchante !

Il n’est bien[6] sous le ciel qui vous parût égal.

Souffrez qu’on vous le communique ;

Croyez-moi, n’ayez point de peur :

Voudrais-je vous tromper, vous pour qui je me pique

Des plus doux sentiments que puisse avoir un cœur ? »

Amarante aussitôt réplique :

« Comment l’appelez-vous, ce mal ? quel est son nom ?

- L’amour. – Ce mot est beau ; dites-moi quelques marques

À quoi je le pourrai connaître : que sent-on ?

- Des peines près de qui le plaisir des monarques

Est ennuyeux et fade : on s’oublie, on se plaît

Toute seule en une forêt.

Se mire-t-on près[7] un rivage,

Ce n’est pas soi qu’on voit ; on ne voit qu’une image

Qui sans cesse revient, et qui suit en tous lieux :

Pour tout le reste, on est sans yeux.

Il est un berger du village

Dont l’abord, dont la voix, dont le nom fait rougir :

On soupire à son souvenir ;

On ne sait pas pourquoi, cependant on soupire ;

On a peur de le voir, encor qu’on le désire. »   

Amarante dit à l’instant :

« Oh ! oh ! c’est là ce mal que vous me prêchez tant ?

Il ne m‘est pas nouveau : je pense le connaître. »

Tircis à son but croyait être,

Quand la belle ajouta : « Voilà tout justement

Ce que je sens pour Clidamant. »

L’autre pensa mourir de dépit et de honte[8].

*

Il est force gens comme lui,

Qui prétendent n’agir que pour leur propre compte,

Et qui font le marché d’autrui.

(Livre VIII, Fable 13)

  

 

[1] Cette pastorale galante et un peu maniérée est dédiée à Gabrielle-Françoise, troisième fille du marquis de Sillery et nièce par sa mère du duc de la Rochefoucauld, l’auteur des Maximes. Elle devait épouser le 23 mai 1675 un certain Louis de Tibergeau.

[2] À la suite de la publication de son premier recueil de fables en 1668-1669, La Fontaine avait repris la série interrompue de ses Contes, et c’est de nouveau Boccace, l’écrivain italien du 14e siècle, qu’il avait pris pour modèle.

[3] Façon galante de dire une grande dame.

[4] Il ne viendra à personne l’idée de prendre ce mot au pied de la lettre ; s’il y avait un reproche à faire aux Contes, ce n’était pas le reproche d’obscurité. Serait-ce le style marotique que Mlle de Sillery trouve obscur ?

[5] Composons une pastorale, ensuite nous reviendrons à nos fables habituelles.

[6] Rien ?

[7] Tel est le texte de La Fontaine. Cette construction de près sans de semble être du langage familier.

[8] On sent ici combien échappe à toute définition le genre exploité par La Fontaine : on trouve ici une épître galante, puis une pastorale un peu précieuse qui se termine en épigramme.

* * *