« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

La jeune Veuve (La Fontaine)

Bon à savoir

La jeune Veuve (La Fontaine)   La Fontaine s’inspire de la fable d’Abstémius (humaniste de la Renaissance, auteur d'un recueil en prose latine), titrée « La Femme pleurant son Mari mort, tandis que son Père la console. » Il reprendra le même motif dans « La Matrone d’ Éphèse »,  qui fait partie de ses Contes et Nouvelles en vers.

   Notons que cette fable fut le sujet d'une épreuve à l'agrégation 2012. Bien évidemment, le questionnaire proposé ici ne concerne que de jeunes lycéens.  

   Voici le texte d'Abstémius :

   « Une femme encore jeune, dont le mari rendait le dernier soupir, était consolée par son père. « Ne t’afflige pas outre mesure, disait-il, ma fille. Je t’ai trouvé un autre époux beaucoup plus beau que celui-ci et qui adoucira aisément le regret du premier. » Mais la jeune femme, incapable de supporter la douleur, tant elle entourait son mari d’un ardent amour, non seulement n’admettait pas les paroles de son père, mais blâmait cette allusions déplacée à un autre mari. Cependant, dès qu’elle vit mort son époux, elle demanda à son père, au milieu de ses larmes et de son deuil, s’il était là, le jeune home qu’il avait annoncé l’intention de lui donner en mariage. La fable montre combien l’amour d’un mari défunt s’efface vite de l’âme d’une femme. »  

   La Fontaine en fait un tableau de mœurs où la misogynie (peut-être personnelle) est traditionnelle dans l'univers des « contes à rire ». Il s'agit en fait de broder sur un canevas connu un récit plaisant où triomphe l'art du conteur.     

Texte

 La jeune Veuve

 La perte d'un époux ne va point sans soupirs.

On fait beaucoup de bruit ; et puis on se console :

Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole,

Le Temps ramène les plaisirs.

Entre la veuve d'une année

Et la veuve d'une journée

La différence est grande ; on ne croirait jamais

Que ce fût la même personne :

L'une fait fuir les gens, et l'autre a mille attraits [1].

Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne ;

C'est toujours même note et pareil entretien ;

On dit [2] qu'on est inconsolable ;

On le dit, mais il n'en est rien,

Comme on verra par cette fable,

Ou plutôt par la vérité.

 *

L'époux d'une jeune beauté

Partait pour l'autre monde. À ses côtés, sa femme

Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,

Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler. »

Le mari fait seul le voyage [3].

La belle avait un père, homme prudent et sage ;

Il laissa le torrent couler.

À la fin, pour la consoler :

« Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes :

Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?

Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.

Je ne dis pas que tout à l'heure

Une condition meilleure

Change en des noces ces transports ;

Mais, après certain temps, souffrez qu'on vous propose

Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose

Que le défunt. -  Ah ! dit-elle aussitôt,

Un cloître est l'époux qu'il me faut. »

Le père lui laissa digérer [4] sa disgrâce.

Un mois de la sorte se passe ;

L'autre mois, on l'emploie à changer tous les jours

Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure :

Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d'autres atours [5] ;

Toute la bande des amours

Revient au colombier ; les jeux, les ris, la danse,

Ont aussi leur tour à la fin :

On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence [6].

Le Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;

Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :

« Où donc est le jeune mari Que vous m'avez promis ? »  dit-elle.

(Livre VI, Fable 21.)

_ _ _

Notes

[1] À l’opposant à fuir, La Fontaine redonne à attraits son sens premier.

[2] Ironie discrète.

[3] Euphémisme ironique qui prépare le dénouement.

[4] Le sens physiologique est ici complètement effacé. Le mot est d’ailleurs employé dans le style soutenu du temps.  

[5] « Parure de femme », du vieux verbe atourner : « orner, parer une femme. » (Aca).

[6] Elle rajeunissait, selon la légende, ceux qui s’y baignaient. L’image signifie qu’on revient à la gaieté, aux artifices de toilette, à tout ce qui fait paraître jeune et belle.  

Pistes de lecture

1) Fable ou conte ? La morale précède ici la fable. Relever les traits d'humour : l'accent est mis davantage sur le plaisant que sur l'utile. Relever les vers qui rappellent toutefois la vocation morale du genre.

2) Portrait de femme : analyser la finesse de l'observation psychologique, étudier l'évolution du personnage jusqu'à la chute finale.

3) Le meneur de jeu : analyser la perspicacité et la bonhomie du père.

4) La technique du conte : relever les expressions et remarques qui sont des clins d'œil et des interventions malicieuses du conteur.

4) Versification : alliance de l'alexandrin et de l'octosyllabe => effets ?

Attention ! Ne jamais séparer le fond de la forme ! Intégrer cette étude dans les autres parties.

5) Un vers célèbre : « Sur les ailes du temps la tristesse s'envole » : pourquoi ? À étudier dans la première partie par exemple.

Rapport du jury (extrait) agrégation 2012

   « [Dans cette fable], le thème traditionnel de l'inconstance féminine s'y allie à une méditation sur le Temps, sur la loi générale de l'oubli nécessaire. Le récit s'y déploie selon une chronologie qui correspond à la leçon de la fable sans rien sacrifier des codes d'écriture du conte. La précision psychologique des portraits est remarquable : c'est d'abord l'annonce du double portrait de « la veuve d'une journée » et de celle « d'une année » que la saynète va particulariser sous les traits d' « une jeune beauté ». C'est ensuite le père : « La belle avait un père, homme prudent et sage ». Le recours au discours direct fait vivre les personnages en opposant au pathétique appuyé de la déploration de la jeune femme la modération paternelle. La leçon est pleine de malice qui dénonce l'illusion au sein même de la sincérité, les soupirs vrais étant aussi illusoires que les faux ; des formules denses ponctuent le récit et soulignent le commentaire allègre du fabuliste : « Le mari fait seul le voyage », « Le deuil enfin sert de parure ». La métaphore du vol parcourt le poème, de l'évocation des « ailes du Temps » jusqu'au colombier où revient à son tour « Toute la bande des Amours », c'est-à-dire au moment propice, ce tour déjà audible dans les « atours » de la belle. La chute revient plaisamment sur l'héroïne et son appétit de vivre en lui laissant le dernier mot impatient :   « Où donc est le jeune mari / Que vous m'avez promis? » dit-elle.»  La fable a ainsi joué, de façon particulièrement vive, de toutes les ressources de la poésie alliées aux stéréotypes du conte pour illustrer une morale qui pourrait être austère, mais se teinte d'indulgence : La Jeune Veuve met en tension une lucidité sans complaisance à l'égard de notre frivolité et un regard empli de bienveillance sur la beauté et la grâce de la jeunesse. »

_ _ _ Fin de citation

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Date de dernière mise à jour : 13/10/2017