« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Un repas d’interne au collège (Charles Sorel)

   Au XVIIe siècle, la littérature burlesque ne déformait pas moins la réalité, en la caricaturant, que la littérature héroïque et précieuse, en l’idéalisant. Mais entre ces deux excès se place la littérature réaliste proprement dite qui, délaissant à la fois l’imitation fastidieuse de l’Antiquité et les fantaisies extravagantes de l’imagination, s’en tient, dans le roman et la poésie, à l’observation exacte de la réalité. 

   Le roman réaliste, cessant donc d’être romanesque, devient la peinture fidèle de la vie. Dès lors, au lieu de transporter toujours le lecteur dans le milieu de la haute société (car les bergers eux-mêmes de d’Urfé ou de Mlle de Scudéry, sont non pas des villageois mais des gens du monde en villégiature à la campagne), il l’introduit plutôt dans le milieu bourgeois et même populaire.

Les plus célèbres romans réalistes du XVIIe sont :

- La vraie histoire comique de Francion, en laquelle sont découvertes les plus subtiles finesses et trompeuses inventions tant des hommes que des femmes de toutes sortes de conditions et d’âges, non moins profitable pour s’en garder que plaisante à la lecture (Charles Sorel, 1622)

- Le Page disgracié (Tristan L‘Hermite, 1643)

- Le Roman comique (Scarron, 1651)

- Le Roman bourgeois (Furetière, 1666)

   Dans son Histoire comique de Francion, Charles Sorel fait une peinture satirique du Collège de Lisieux, à Paris, où Francion a passé une partie de sa jeunesse, vers 1610. 

   « Hortensius (1) était de ceux qui aimaient les sentences que l’on trouvait écrites au temple d’apollon, et principalement il estimait celle-ci : Ne quid nimis (2), laquelle il avait écrite au-dessus de la porte de sa cuisine pour faire voir qu’il n’entendait pas que l’on mit rien de trop aux banquets que l’on y apprêterait.

   Hé Dieu ! quelle piteuse chère au prix de celle que faisaient seulement les porchers de notre village ; encore disait-on que nous étions des gourmands, et fallait-il mettre la main dans le plat l’un après l’autre par certains compas (3). Notre pédant faisait ses mignons (4) de ceux qui ne mangeaient guère, et se contentaient d’une fort petite portion qu’il eur donnait. C’étaient des enfants de Paris, délicats, à qui il fallait peu de nourriture ; mais à moi il m’en fallait beaucoup plus, d’autant que je n’avais pas été élevé si mignardement (5) : néanmoins je n’étais pas mieux partagé ; et si (6) mon maître disait que j’en avais plus que quatre, que je ne mangeais pas, mais que je dévorais. Bref je ne pouvais entrer en ses bonnes grâces. Il faisait toujours à table un petit sermon sur l’abstinence, qui s’adressait particulièrement à moi ; il alléguait Cicéron qui dit qu’il ne faut manger que pour vivre, non pas vivre pour manger (7). Là-dessus il apporterait des exemples de la sobriété des anciens, et n’oubliait pas l’histoire de ce capitaine qui fut trouvé faisant rôtir des raves à son feu pour son repas ; de surplus, il nous remontrait que l’esprit ne peut faire ses fonctions quand le corps est par trop chargé de viande (8), et il disait que nous avions été mis chez lui pour étudier, non pas pour manger hors de raison, et que pour ce sujet, nous devions plutôt penser à l’un qu’à l’autre [...]

   Quand l’un de nous avait failli, il lui donnait une patience (9) qui lui était profitable : c’était qu’il le faisait jeûner quelques jours au pain et à l’eau, ainsi ne dépensant rien d’ailleurs en verges. Aux jours de récréation, comme à la Saint-Martin, aux Rois et à Carême-Prenant (10), il e nous faisait pas apprêter une meilleure cuisine, si (11) nous ne donnions chacun un écu d’extraordinaire, et encore je pense qu’il gagnait beaucoup sur les festins qu’il nous faisait, d’autant qu’il nous contentait de peu de chose, nous qui étions accoutumés au jeûne ; et ayant quelque volaille bouillie avec quelque pièce de rôti, nous pensions être aux plus somptueux banquets de Lucullus (12) et d’Apicius (13), dont il ne nous parlait jamais qu’en les appelant infâmes, vilains (14) et pourceaux : de cette sorte il s’enrichissait au détriment de nos pauvres ventres qui criaient vengeance contre lui. »

Charles Sorel, Histoire comique de Francion, livre III (1622).

Notes

(1) C’est le nom de son maître d’études.

(2) Rien de trop.

(3) Règles.

(4) Favoris.

(5) Délicatement.

(6) Pourtant

(7) Ce mot de Cicéron est également cité par Molière, sans dote d’après Sorel, dans L’Avare (III, 1)  

(8) Nourriture en général (vivenda).

(9) Châtiment.

(10) Au Carnaval.

(11) A moins que.

(12) Général romain, célèbre pour la somptuosité de sa table. On connaît le mot qu’il dit à son intendant qui lui avait servi un repas plus modeste, un jour qu’il était seul à souper : « Ne savais-tu pas que Lucullus soupait ce soir chez Lucullus ? ».

(13) Fameux gastronome romain qui s’empoisonna, diton, parce qu’il n’avait plus pour vivre qu’une fortune représentant environ deux millions de notre monnaie.

(14) Rustre, grossier personnage. 

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