« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

De la Littérature

De la Littérature (Mme de Staël) - Relativité du beau

   Dans son ouvrage De la Littérature (1800), Mme de Staël se propose de déterminer à l’avance les caractères de la littérature adaptée à la société issue de la Révolution.

   Dans une première partie, elle commence par établir qu’il existe un rapport étroit entre les institutions sociales de chaque siècle et de chaque pays et la littérature (cf. la théorie des climats de Montesquieu). Dans une deuxième partie, elle applique cette thèse à l’évolution intellectuelle de la France contemporaine.

Première partie

   La démocratie en Grèce, l’aristocratie à Rome ont donné un caractère différent aux deux littératures. La religion chrétienne, jointe à l’invasion des peuples du Nord, créa une littérature nouvelle. Du Moyen Age, période de fusion, sortit la Renaissance. La littérature rénovée présente des caractères nouveaux : enrichissement de la sensibilité, connaissance plus approfondie du cœur humain.

   Quelles nations semblent alors désignées pour prendre la tête des peuples ? Les nations du Midi, et notamment l’Italie, héritière de la civilisation antique. Mais le despotisme des princes et des prêtres pesait sur elles. Elles furent réduites aux œuvres d’imagination. Les nations du Nord prirent alors la tête du mouvement.

   C’est ici qu’elle établit (au chapitre XI) sa fameuse distinction entre la littérature qui vient du Nord et celle qui vient du Midi. Elle avoue préférer nettement la première plus indépendante, plus philosophique, plus passionnée et plus respectueuse des femmes. Tous ces mérites s’expliquent d’après elle par l’âpreté du sol, la tristesse du ciel et le protestantisme.

   Elle étudie ensuite les rapports des littératures anglaise, allemande et française avec les institutions politiques, démocratique en Angleterre, féodale en Allemagne, monarchique en France.

Deuxième partie

   Elle se tourne alors vers l’avenir : si la liberté et l’égalité politique se maintiennent en France, il en résultera de nouveaux progrès littéraires et philosophiques. La philosophie et l’éloquence notamment se développeront. Par contre, prophétise-t-elle, « la poésie d’imagination ne fera plus de progrès en France… » Le livre s’achève par un acte de foi dans la perfectibilité de l’espèce humaine, à laquelle nous avons tous le devoir de travailler, et dans la nécessité de l’enthousiasme.

Conclusion  

   Cet ouvrage a accompli dans le domaine esthétique une révolution analogue à celle opérée par L’Esprit des Lois dans le domaine juridique. Montesquieu avait enseigné que la raison humaine, dont la plus haute expression est la loi, peut pendre bien des formes, également légitimes, sous l’influence des causes physiques et morales. De même, Mme de Staël enseigne que la beauté est susceptible de bien des aspects, également légitimes, sous l’influence de ces mêmes causes, la diversité des esthétiques étant donc aussi fondée que la diversité des codes.

   Le principe ainsi posé est large et fécond : il renouvelle la critique. Désormais, on ne jugera plus en fonction d’un idéal absolu comme au temps de Boileau. On essaiera de comprendre le caractère propre de chaque œuvre d’art en la rattachant au caractère national et au développement historique qui l’a produite.

   Mais la thèse de Mme de Staël qui fonde la deuxième partie est erronée : elle croit au progrès continu de l’humanité. Or le progrès pour elle est le triomphe de la philosophie telle que le 18e siècle l’a conçue ; elle annonce donc l’avènement d’une littérature idéologique. Elle ne prévoit pas que tous les sentiments obscurs et profonds que le 18e siècle a refoulés et pensait avoir détruits vont faire irruption dans la littérature et l’envahir (romantisme).

   Chateaubriand attaque violemment l'ouvrage. Il lui écrit : « Si Le Génie du christianisme se vend, il doit me rapporter assez d'argent pour acheter la chaumière dont je vous ai parlé. J'aurai des poulets, puis un cochon, puis la vache et le veau. Je serai heureux si vos amis philosophes ne cassent pas mon pot au lait... »

   À propos du style de l’ouvrage, Mme de Staël écrit : « Il faut toujours qu'il y ait de la noblesse dans les sujets sérieux. Aucune pensée, aucun sentiment ne perd pour cela de son énergie ; l'élévation du langage conserve seulement cette dignité de l'homme en présence des hommes, à laquelle ne doit jamais renoncer celui qui s'expose à leurs jugements. Car cette foule d'inconnus qu'on admet, en écrivant, à la connaissance de soi-même, ne s'attendent point à la familiarité ; et la majesté du public s'étonnerait avec raison de la confiance de l'écrivain. »  

Les littératures du Nord et du Midi

   Madame de Staël expose ici sa conception de l'influence du climat et des institutions sur la littérature. Sa thèse est discutable, mais elle a le mérite d'exister. Avec cet ouvrage, Mme de Staël ouvre les portes à la littérature comparée et donne, pionnière en ce domaine, une critique littéraire nouvelle.    

   « Il existe, ce me semble, deux littératures tout à fait distinctes, celle qui vient du Midi et celle qui descend du Nord ; celle dont Homère est la première source, celle dont Ossian [1] est l’origine. Les Grecs, les Latins, les Italiens, les Espagnols et les Français du siècle de Louis XIV appartiennent au genre de la littérature que j’appellerais littérature du Midi. Les ouvrages anglais, les ouvrages allemands et quelques écrits des danois et des Suédois doivent être classés dans la littérature du Nord, dans celle qui a commencé par les bardes écossais, les fables islandaises et les poésies scandinaves.

   L’on ne peut décider d’une manière générale entre les deux genres de poésie dont Homère et Ossian sont comme les premiers modèles. Toutes mes impressions, toutes mes idées me portent de préférence vers la littérature du Nord ; mais ce dont il s’agit maintenant, c’est d’examiner ses caractères distinctifs.

   Le climat est certainement l’une de raisons principales des différences qui existent entre les images qui plaisent dans le Nord et celles qu’on aime à se rappeler dans le Midi. Les rêveries des poètes peuvent enfanter des objets extraordinaires ; mais les impressions d’habitude se retrouvent nécessairement dans tout ce que l’on compose. Éviter le souvenir de ces impressions, ce serait perdre le plus grand des avantages, celui de peindre ce qu’on a soi-même éprouvé. Les poètes du Midi mêlent sans cesse l’image de la fraîcheur, des bois touffus, des ruisseaux limpides à tous les sentiments de la vie. Ils ne se retracent pas même les jouissances du cœur sans y mêler l’idée de l’ombre bienfaisante qui doit les préserver des brûlantes ardeurs du soleil. Cette nature si vive qui les environne excite en eux plus de mouvements que de pensées. C’est à tort, ce me semble, qu’on a dit que le passions étaient plus violentes dans le Midi que dans le Nord. On y voit plus d’intérêts divers, mais moins d’intensité dans une même pensée ; or c’est la fixité qui produit les miracles de la passion et de la volonté.

   Les peuples du Nord sont moins occupés des plaisirs que de la douleur, et leur imagination n’en est que plus féconde. Le spectacle de la nature agit fortement sur eux ; elle agit comme elle se montre dans leurs climats, toujours sombre et nébuleuse. Sans doute les diverses circonstances de la vie peuvent varier cette disposition à la mélancolie ; mais elle porte seule l’empreinte de l’esprit national. Il ne faut chercher dans un peuple, comme dans un homme, que son trait caractéristique : tous les autres sont l’effet de mille hasards différents, celui-là seul constitue son être.

   La poésie du Nord convient beaucoup plus que celle du Midi à l’esprit d‘un peuple libre. Les premiers inventeurs connus de la littérature du Midi, les Athéniens, ont été la nation la plus jalouse de son indépendance. Néanmoins il était plus facile de façonner à la servitude les Grecs que les hommes du Nord. L’amour des arts, la beauté du climat, toutes ces jouissances prodiguées aux Athéniens, pouvaient leur servir de dédommagement. L’indépendance était le premier et l’unique bonheur des peuples septentrionaux.

(De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, 1e partie, chap. XI)

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Notes

[1] Barde écossais du 3e siècle sous le nom duquel l’écrivain écossais Macpherson publia un recueil de poèmes qu’il avait lui-même composés et qui obtint en Europe un prodigieux succès. La supercherie fut découverte assez tardivement. Ossian était le poète préféré de Napoléon qui le lisait lors de ses campagnes à travers l'Europe...

Mme de Staël et la critique littéraire

   Mme de Staël a contribué à élargir la critique en protestant contre la tyrannie des règles traditionnelles, en substituant aux modèles anciens des modèles nouveaux pris dans les littératures étrangères, en invitant les écrivains à s’inspirer de la Bible et du Moyen Age chrétien, en introduisant enfin le sens du relatif et le sens historique dans l’appréciation des œuvres désormais replacées dans leur milieu et rattachées à la société dont elles sont la vivante expression. Elle ouvre ainsi la voie à la littérature comparée.

   Reprenant la thèse de Perrault sur la « perfectibilité de l’espèce humaine », elle en tire toutes les conséquences logiques : elle déclare les Grecs inférieurs aux Romains (sans justification d’ailleurs !), elle réhabilite le Moyen Age (qu’elle ne connaît guère) ; elle proclame le siècle de Louis XIV supérieur à celui d’Auguste ; elle prévoit une littérature moderne qui à son tour l’emportera sur la littérature classique. Avec sa croyance générale au progrès, elle achève d’ébranler le dogmatisme traditionnel auquel la Querelle des Anciens et des Modernes avait déjà porté un premier coup très grave au 17e siècle.

   Elle ne se contente pas de ruiner la doctrine de Boileau : elle lui substitue une conception nouvelle de la critique, fondée sur le sens du relatif et le sens historique. Elle définit elle-même sa méthode dans le Discours préliminaire de sa Littérature : «Je me suis proposé d’examiner quelle est l‘influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois. » Au lieu de confronter simplement, comme le faisaient la plupart des critiques avant elle, les œuvres littéraires avec un idéal théorique formulé par des règles absolues et immuables, Mme de Staël est la première à replacer les oeuvres dans leur milieu, à étudier les rapports réciproques de la littérature et de la société, à voir dans les écrivains d’un pays les représentants du génie qui leur est propre.

   Enfin, grande cosmopolite littéraire, elle initie les Français aux littératures étrangères, notamment à la littérature allemande et leur révèle des formes artistiques jusque-là inconnues, les invitant à changer de modèles. Laissant de côté l’imitation surannée des oeuvres anciennes, qui ont si longtemps fait oublier leurs idées nationales et leurs sentiments chrétiens, nos écrivains, dit-elle, doivent s’inspirer désormais des littératures du Nord qui leur apprendront à secouer le joug des règles et à exprimer leur individualité.

Autour du terme littérature

   Dans Politique de la littérature (Galilée, 2007) Jacques Rancière réfléchit autour du mot littérature.

   Selon lui, le mot littérature n’a pris son sens qu’au 19e. Sens ancien : savoir des lettrés. De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (Mme de Staël, paru en 1800) est souvent pris comme le manifeste de cet usage nouveau. Il se demande si la littérature est l’expression de la société

   Charles Dantzig fait de même dans son Dictionnaire égoïste de la littérature.

   Le mot littérature date du 18e siècle. La chose, en tant que forme de pensée séparée, de plus récemment encore. Avant cela, les écrivains étaient considérés comme des distrayeurs de luxe. La littérature a acquis une présence sociale.

   Il rappelle que dans la haute noblesse, il y avait très peu d’écrivains et peu de notables, à part La Rochefoucauld. Les enfants de cette classe qui avaient vu traiter les écrivains comme des domestiques (ils mangeaient avec eux à l’office) ne voulaient pas le devenir. Montesquieu et Chateaubriand font partie de la petite noblesse. Les écrivains étaient des célibataires ou des maris sans enfants. La littérature signifie une grande solitude et l’extinction d’une lignée (inadmissible ds l’aristocratie). La bourgeoisie, plus nombreuse, peut se le permettre et c’est la catégorie sociale la plus désintéressée et idéaliste. 

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Date de dernière mise à jour : 11/07/2021