« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Chez Crébillon

Les Égarements du cœur et de l'esprit (Crébillon fils)

Crébillon fils   Auteur mineur ? Pourquoi donc ? On le lit encore, alors que son père, le dramaturge, auteur entre autres d'un Pyrrhus (1726), est pratiquement oublié.

   En fait, c’est Crébillon fils qui fixe les règles de la littérature libertine avec L’Ecumoire ou Tanzai et Néardané (1734) et surtout Les Egarements du cœur et de l’esprit (1736-1738), roman inachevé qui raconte l’initiation amoureuse d’un jeune homme naïf (Meilcour, censé écrire ses mémoires) par une femme galante, amie de sa mère, Mme de Lursay, soutenue par le séducteur cynique et désabusé Versac. Le Sofa (1742), La Nuit et le moment (1755), Le Hasard du coin du feu (1763) prolongent la veine.

   On appelle Claude Prosper Jolyot de Crébillon Crébillon fils pour le distinguer du père, digne avocat au Parlement de Paris, surnommé Crébillon le Tragique. Quant au jeune, il mène une vie misérable et dissipée, fréquente les milieux du théâtre, écrit des ouvrages condamnés au feu et passe quelque temps à la prison de Vincennes. Le Sopha fait scandale. Mais il est soutenu par Voltaire et par Mme de Pompadour grâce à laquelle il succède à son père comme « censeur royal pour les belles-lettres ». On croit rêver...

   Il publie la 1e partie des Égarements en 1736 (il a 30 ans) et la suite en 1738.  

   Ouvrage licencieux écrit à la première personne et bon exemple d’une littérature libertine pleine de richesses et d’ambiguïtés où l’auteur, dans un style soigné, décrit des émois sentimentaux et des intrigues d’alcôve, assurant ainsi le lien entre le réalisme social de Marivaux ou de Prévost, le moralisme sensible de Rousseau ou Bernardin de Saint-Pierre, la polissonnerie philosophique de Sade et l’analyse sentimentale de Laclos.

   On peut remarquer que le titre reprend un couple de mots à la mode (cœur-esprit) et révèle une intention autant sentimentale que morale. L’intrigue reste mince, celle d’une éducation sentimentale. Le thème essentiel est l’amour, comme le souligne l’auteur dans sa préface : « L’amour seul préside ici. »  

Résumé

   Un narrateur vieillissant, M. de Meilcour, raconte son entrée dans le monde à l’âge de 17 ans (âge normal à cette époque). Son initiatrice sera une amie de sa mère, Mme de Lursay, femme mûre qui, alternant pruderie et galanterie, parvient à éveiller les sens du jeune homme inexpérimenté. Il est également ému par les charmes d’une « jeune inconnue », Hortense de Théville, qu’il ne peut hélas conquérir en dépit de l’aide d’un roué désabusé, Versac. Après maintes complications, la coquette Mme de Lursay, ayant écarté sa rivale, reçoit le naïf jeune homme dans son boudoir, achevant l’apprentissage en même temps que les mémoires, qui ne recevront jamais la suite annoncée : l’ouvrage est inachevé.  

Points essentiels

   * Peinture fidèle de l’aristocratie oisive de l’Ancien Régime, plus précisément de la régence. Univers clos où l’on converse, badine, intrigue. On combat l’ennui en paradant dans les salons, à l’opéra ou ailleurs.  

   * Figures romanesques séduisantes :

  • Meilcour (narrateur et acteur), jeune homme bien né, prédisposé au plaisir : « L’idée du plaisir fut, à mon entrée dans le monde, la seule qui m’occupa. »
  • Mme de Lursay, mondaine hypocrite qui cache sa sensualité sous une casuistique verbeuse.
  • Versac, libertin provocant, don Juan fatigué qui annonce le Valmont des Liaisons dangereuses.
  • Hortense, qui reste une figure de rêve fantasmée.

   * Illustration de la « métaphysique du cœur » de Marivaux, règle d’or du 18e siècle : l’aventure sentimentale s’accompagne d’un protocole (silences, soupirs, visites, signes), s’exprime selon une rhétorique subtile (litote, paradoxe, vocabulaire abstrait), s’épanouit dans l’équivoque (celle de « l’égarement » et du débat entre le « cœur » et « l’esprit »). L’ouvrage rejoint en même temps le discours moral du siècle qui condamne les désordres de l’amour (« Une passion est toujours un malheur pour une femme ») ou la duplicité calculatrice de la vie sociale.

Néadarné, héroïne de L'Écumoire, conte de fées érotique de Crébillon Fils (1734)

L'Ecumoire (Crébillon fils)   Titré à l’origine Tanzaï et Néadarné, histoire japonaise, puis constamment réédité sous le titre de L’Écumoire, le récit fait scandale.

   Un prince et une princesse japonais (l’exotisme est à la mode) sont victimes d’un maléfice. Lors de leur nuit de noces, Tanzaï se découvre « une écumoire attachée où Néadarné avait dû croire trouver moins et mieux. » Pour échapper à cet enchantement qui permet de nombreux épisodes érotiques et comiques à la fois, ils se résignent à l’infidélité à l’insu l’un de l’autre. Tanzaï cède aux sortilèges d’une fée hideuse, Concombre, et Néadarné se livre à un séduisant génie, Jonquille.

   Cette analyse critique de la sexualité repose sur le constat que l’individu doit assumer une dégradation imposée par la société. Ainsi se clôt le tableau ambigu du bonheur conjugal. Le sens de l’œuvre reste incertain : les héros sont-ils dupes de leurs mensonges ? L’infidélité relève-t-elle de la fatalité, d’une initiation aux tabous de la société ou simplement du songe ?

   Ces analyses équivoques rappellent celles de Marivaux dans La Double Inconstance (1723) et annoncent Les Liaisons dangereuses de Laclos ou les romans de Sade. Elles détruisent le mythe de l’amour parfait, mais sans remettre fondamentalement en cause les structures sociales.

Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** (Crébillon fils) ou le pathos sentimental

   Ce roman épistolaire à une voix exprime la passion de la marquise pour le comte, après qu’elle ait tenté d’y résister. Dans cet extrait, elle tente de mettre fin à leur relation naissante.

   On peut orienter la lecture, comme fit peut-être Mme du Deffand (qui n'aimait pas Crébillon), en s’interrogeant sur le pathos sentimental (nous sommes dans le registre pathétique), à la mode vers la fin du 18e siècle. Les arguments de la marquise relèvent de l’art rhétorique de la persuasion.

   « Ayez pitié de l’état où je suis. Si vous m’aimez, respectez-le ; ne me revoyez plus : que mon exemple vous serve à détruire un amour qui ne peut avoir que des suites funestes pour moi. Envisagez les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce : la perte de ma réputation, celle de l’estime de mon mari : peut-être pis encore. Quelque épurés que soient nos sentiments, car je veux bien croire que les vôtres sont conformes aux miens, croyez-vous qu’on leur rende justice, et qu’on ne saisisse pas, avec malignité, l’occasion de me perdre dans le monde ? [….] L’unique moyen de me délivrer de tant de craintes est de m’éloigner de vous ; tant que nous serons dans le même lieu, je ne serai pas sûre de moi. Aidez-moi, je vous en conjure, à vaincre ma faiblesse. Vous voulez que je vous revoie encore ! dois-je m’y exposer ? Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier ? Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte ? Si vous m’en croyiez, vous ne me verriez pas. (…) Je serai à midi chez Madame de *** ; que de larmes cette journée me coûte ! ».

   La marquise fait appel à certains arguments, évoquant notamment les risques d’une telle relation adultère, « les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce ».

   Mais elle joue davantage sur les sentiments de pitié du comte : elle emploie ainsi le champ lexical de la supplication (« Ayez pitié », « je vous en conjure », « Aidez-moi »), amplifie les éventuels risques par le vocabulaire employé (« suites funestes », « les malheurs »), use de questions rhétoriques en appelant directement à son destinataire (« Vous voulez que je vous revoie encore ! »), ou qui marquent son trouble (« dois-je m’y exposer ? », « Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier ? », « Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte ? »).

   Le registre dominant est celui du pathétique (« que de larmes cette journée me coûte ! »), qui présente la marquise comme un personnage vulnérable (« ma faiblesse ») : il s’agit d’émouvoir le comte par l’énoncé de la situation désespérée dans laquelle se trouve la marquise.

CNED

   Le CNED utilise un extrait de cet ouvrage dans le cadre de l'étude des registres et de l'objet d'étude Démontrer, convaincre, persuader, délibérer :

[Crébillon fils (1707-1777), Lettres de la marquise de M*** au comte de R***. Ce roman épistolaire à une voix donne à entendre la passion de la marquise pour le comte, après qu’elle eut tenté d’y résister. Elle tente ici de mettre fin à leur relation naissante.]

   « Ayez pitié de l’état où je suis. Si vous m’aimez, respectez-le ; ne me revoyez plus : que mon exemple vous serve à détruire un amour qui ne peut avoir que des suites funestes pour moi. Envisagez les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce : la perte de ma réputation, celle de l’estime de mon mari : peut-être pis encore. Quelque épurés que soient nos sentiments, car je veux bien croire que les vôtres sont conformes aux miens, croyez-vous qu’on leur rende justice, et qu’on ne saisisse pas, avec malignité, l’occasion de me perdre dans le monde ? (….) L’unique moyen de me délivrer de tant de craintes est de m’éloigner de vous ; tant que nous serons dans le même lieu, je ne serai pas sûre de moi. Aidez-moi, je vous en conjure, à vaincre ma faiblesse. Vous voulez que je vous revoie encore ! dois-je m’y exposer ? Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier ? Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte ? Si vous m’en croyiez, vous ne me verriez pas. (…) Je serai à midi chez Madame de *** ; que de larmes cette journée me coûte. »

Réponse proposée :

    « Dans le texte de Crébillon fils, la marquise tente de pousser le comte à ne plus la revoir ; elle fait appel à certains arguments (elle évoque ainsi les risques d’une telle relation adultère, « les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce »), mais joue davantage sur les sentiments de pitié du comte : elle emploie ainsi le champ lexical de la supplication (« Ayez pitié », « je vous en conjure », « Aidez-moi »), amplifie les éventuels risques par le vocabulaire employé (« suites funestes », « les malheurs »), use de questions rhétoriques en appelant directement à son destinataire (« Vous voulez que je vous revoie encore ! »), et qui marquent son trouble (« dois-je m’y exposer ? », « Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier ? », « Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte ? »). Le registre dominant est celui du pathétique (« que de larmes cette journée me coûte ! »), qui présente la marquise comme un personnage vulnérable (« ma faiblesse ») : il s’agit d’émouvoir le comte par l’énoncé de la situation désespérée dans laquelle se trouve la marquise. Le texte est donc davantage du côté de la persuasion. »

_ _ _ Fin de citation.

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Date de dernière mise à jour : 31/07/2023