« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

La Rochefoucauld et les femmes

Un homme à femmes

Le jeune La Rochefoucauld   Issu d’une famille illustre, descendant d’Éléonore d’Aquitaine, reine de France et d’Angleterre, qui apporta en dot à Louis VII tout l’ouest de la France (par les Lusignan, la lignée de sa mère, Gabrielle de Liancourt, prétend descendre de la fée Mélusine ; il lui restera très attachée jusqu'à sa mort, en mai 1672), le jeune prince de Marcillac, titre aîné des La Rochefoucauld fait, à la cour de Louis XIII, une entrée brillante mais maladroite.

   Il plaint Anne d’Autriche, complote même de l’enlever avec l’aide de l’intrigante duchesse de Chevreuse de treize ans son aînée mais Richelieu ne le prend pas au sérieux, à juste titre.  À la mort de Louis XIII, il peut prétendre à la reconnaissance de la Régente qui, libre et toute-puissante, renaît à la vie, entourée d’hommes rêvant de conquérir son cœur comme Retz, Beaufort et La Rochefoucauld. Mais Mazarin travaille en coulisse : Anne d’Autriche et Mazarin, ces grands ingrats, oublient notre duc. Sa carrière s’étiole et ce grand seigneur admiré des hommes et adoré des femmes devient, la quarantaine venu, un vieux guerrier goutteux et ronchonneur. Il s'était lié également avec Mlle de Hautefort, devenue Mme de Schomberg, qui sera une des amies de sa vieillesse.

   On l’a marié à quinze ans à une fillette de son âge, Andrée de Vivonne (elle mourra en 1670), qu’il ne connaissait pas, comme le voulait la coutume, et bien entendu, le mariage ne fut pas heureux (il lui fit toutefois huit enfants !). Mais il connut l’amour (à partir de 1646) avec l’héroïne par excellence de La Fronde, la ravissante duchesse de Longueville (plus jeune que lui de six ans), sœur du Grand Condé, et qui termina sa vie dans un lointain couvent. Elle l’aima peut-être mais se servit avant tout de lui et le brouilla avec tout le monde. Elle lui donna un fils, le duc de Longueville (janvier 1649), qui sera tué au passage du Rhin (juin 1672) et qu’il pleura plus que son fils légitime, le chevalier de La Rochefoucauld, tombé le même jour. Mme de Longueville et La Rochefoucauld se séparèrent en septembre-octobre 1651 ; elle mourra en 1679.         

   Comme le siècle lui-même, la vie de La Rochefoucauld est coupée en deux : la première moitié sans morale ni frein, où le scandale compte pour rien, où la gloire, c’est-à-dire l’exaltation de l’individu, est tout ; à partir de 1650, c’est l’époque du colbertisme ennuyeux, des jansénistes et où les éclopés de la Fronde, inconsolables, veulent démontrer le peu de valeur de l’homme. Tous et toutes rédigent des sentences. Mme de Sablé mêle aux siennes des recettes de cuisine ; elle écrit notamment : « On loue les choses passées pour blâmer les présentes et, pour mépriser ce qui est, on estime ce qui n’est plus. » Pensées et maximes sortent aussi des cénacles de Mmes de Sévigné, La Fayette (de quinze ans sa cadette ; leur amitié commence en 1655), Scudéry et Montpensier. En 1656, il fréquente la reine Christine de Suède de passage à Paris : étrange, fantasque et scandaleuse, elle a abdiqué en 1654 à l'âge de 28 ans, après avoir attiré Descartes à Stockholm et provoqué indirectement sa mort en 1650. La Rochefoucauld lui consacre un sonnet et il parle d'elle dans la 17e de ses Réflexions diverses.

    Il écrira en 1660 à Mme de Sablé :  « Le goût de faire des sentences se gagne comme le rhume. » Mais ses relations avec elle se relâchent (vers 1665) et il se lie davantage avec Mme de La Fayette, âgée alors de 31 ans. Il dira d'elle qu'elle était « vraie » et elle-même, selon Segrais : « M. de La Rochefoucauld m'a donné de l'esprit, mais j'ai réformé son cœur. » Qu'entend-elle par ces mots ?... En décembre 1669, elle publie la première partie de Zaïde, à laquelle La Rochefoucauld a sans doute collaboré (on dispose d'une longue correction autographe), comme il collaborera certainement à La Princesse de Clèves, roman achevé en 1672 mais publié seulement en 1678.     

   Sachons toutefois qu'il n'avait pas poussé très loin les études dans sa jeunesse. Mme de Maintenon dit de lui qu'il « avait beaucoup d'esprit, mais peu de savoir » et Segrais : « M. de La Rochefoucauld n'avait pas étudié ; mais il avait un bon sens merveilleux et il savait parfaitement bien le monde. »

   Pour ces survivants, la Fronde est une croisade. On songe à l’amour chevaleresque et médiéval d’un Bertrand de Born lorsque La Rochefoucauld donne cette définition de l’amour : « Dans l’âme, c’est une passion de régner, dans les esprits une sympathie, et dans les corps une envie cachée et délicate de posséder ce qu’on aime, après beaucoup de mystères. »   

   Sous chaque maxime, les érudits mettent un nom, Mme de Beaufort ou Mme de Chevreuse. Peu importe, elles témoignent d’une parfaite connaissance de l’âme humaine : « Plus on aime sa maîtresse et plus on est prêt à la haïr », « La jalousie survit à l’amour », « Le bonheur est plus insupportable que le malheur », « La constance est une inconstance perpétuelle », etc.  

   La Rochefoucauld n’est pas sans rappeler un Alceste amer, sagace, fidèle et malade. Il mourra dans la nuit du 16 au 17 mars 1680. Quelques lettres de Mme de Sévigné témoignent de sa maladie et de sa fin.

La Rochefoucauld et la reine Christine de Suède

   Remarque : En 1679, La Fontaine publie un hommage, son Discours à M. le duc de la Rochefoucauld : ce sera plus tard la fable « Les Lapins ». Au vers 48, on peut reconnaître gens de lettres et belles dames, qui « pillent » les nouveaux venus et en veulent à leur « peau » :

On nous voit tous, pour l'ordinaire,

Piller le survenant, nous jeter sur sa peau.

La coquette et l'auteur sont de ce caractère :

Malheur à l'écrivain nouveau !

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Salon et maximes de Mme de Sablé

Mme de Schomberg et les Maximes de La Rochefoucauld

   La maréchale de Schomberg fut autrefois l’une des rares amies de cœur de Louis XIII. Fille d’honneur de Marie de Médicis, amie de la reine Anne d’Autriche, elle se nommait alors Marie de Hautefort.

   Belle et blonde, les yeux bleus, surnommée « l’aurore » par la cour. Le roi avait trente ans et elle à peine quatorze. Les amours platoniques étaient à la mode.

   On dispose d'un poème que Scarron lui adressa pour expliquer son délabrement physique :

« Un cheval malicieux

Qui conçut pour moi de la haine

Me fit par deux fois dans la plaine

Tomber de mon brancard maudit

Dont mon pauvre cul se tordit. »

   Elle parvint à lui obtenir une pension de 500 écus d'Anne d'Autriche, dont il se proclama aussitôt « l'illustre malade ».

   Mais elle voulut entrer en politique et s’opposer à la politique de Richelieu qui l’éloigna du roi et la bannit au château de La Flotte (dans la Sarthe actuelle). Elle se maria à trente ans – un âge avancé pour l’époque -, et devint Mme de Schomberg. Veuve assez vite, elle se consacra à la piété et aux bonnes œuvres, selon les convenances.

   On dispose de certaines de ses lettres, notamment de celle-ci, adressée en 1664 (elle a alors 48 ans) à Mme de Sablé, sa copine et grande précieuse devant l’Éternel. 

   « Je crus bien tout le jour vous pouvoir renvoyer vos Maximes [de La Rochefoucauld], mais il me fut impossible d’en trouver le temps. Je voulais vous écrire et m’étendre sur le sujet. Je ne puis mas vous dire mon sentiment en détail ; tout ce qui me paraît en général, c‘est qu’il y a en cet ouvrage beaucoup d’esprit, peu de bonté et force vérités que j’aurais ignorées toute ma vie, si l’on ne m’en avait fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d’esprit où l’on ne connaît dans le monde ni honneur, ni bonté, ni probité. Je croyais qu’il y en pouvait avoir. Cependant, après la lecture de cet écrit, l’on demeure persuadé qu’il n’y a ni vice ni vertu à rien, et que l’on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S’il est ainsi que nous ne nous puissions empêcher de faite tout ce que nous décrions, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces Maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n’est pas bien écrit en français, c’est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d’un homme de cour que d’un auteur, et cela ne me déplaît pas. Ce que je puis vous en dire de plus vrai est que je les entends toutes comme si je les avais faites, quoique bien des gens y trouvent de l’obscurité e certains endroits. Il y en a qui me charment, comme : « L’esprit est toujours la dupe du cœur ». Je ne sais si vous l’entendez comme moi, mais je l’entends, ce me semble, bien joliment. Et voilà comment : c’est que l’esprit croit toujours par son habileté et ses raisonnements faire faire au cœur ce qu’il veut. Il se trompe : il en est la dupe. C’est toujours le cœur qui fait agir l‘esprit. L’on suit tous ses mouvements, malgré que l‘on en ait, et l’on le suit même sans croire le suivre. Cela se connaît mieux en galanterie qu’aux autres actions ; et je me souviens de certains vers, sur ce sujet, qui ne seraient pas mal à propos :

« La raison sans cesse raisonne

Et n’a jamais guéri personne ;

Et le dépit le plus souvent

Rend plus amoureux que devant. »

   Il y en a encore une qui me paraît bien véritable, et à quoi le monde ne pense pas, parce qu’on ne voit autre chose que des gens qi blâment le goût des autres ; c’est celle qui dit que la félicité est dans le goût et non dans les choses. C’est pour avoir ce qu’on aime qu’on est heureux, et non pas ce que les autres trouvent aimable. Mais ce qui m’a été tout nouveau et que j’admire est que la paresse, toute languissante qu’elle est, détruit toutes les passions. Il est vrai, et l’on a bien fouillé dans l’âme pour y trouver un sentiment si caché, mais si véritable que nulle de ces maximes ne l’est davantage, et je suis ravi de savoir que c’est à la paresse à qui l’on a l’obligation de la destruction de toutes les passions. Je pense qu’à présent l‘on la doit estimer comme la seule vertu qu’il y a dans le monde, puisque c’est elle qui déracine tous les vices. Comme j’ai toujours eu beaucoup de respect pour elle, je suis fort aise qu’elle ait un si grand mérite.

   Que dites-vous aussi, madame, de ce que chacun se fait un extérieur et une mine qu’il met à la place de ce que l’on veut paraître au lieu de ce qu’on est ? Il y a longtemps que je l’ai pensé et que j’ai dit que tout le monde était en mascarade, et mieux déguisé qu’à celle du Louvre, car l’on n’y reconnaît personne. Enfin que tout soit arte di parer honesta [art de paraître honnête] et non pas l’être, cela est pourtant bien étrange.

   Voici de ces phrases nouvelles : « La nature fait le mérite et la fortune le met en oeuvre. » Ces modes de perler me plaisent, parce que cela distingue bien un honnête homme qui écrit pour son plaisir et comme il parle d’avec les gens qui en font métier. Mais je ne sais si cela réussira imprimé, comme en manuscrit.

   Si j’étais du conseil de l’auteur, je ne mettrais point au jour ces mystères qui ôteront à tout jamais la confiance qu’on pourrait prendre en lui. Il en sait tant là-dessus, et il paraît si fin qu’il ne peut plus mettre en usage cette souveraine habileté qui est de ne paraître point en avoir.

   Je vous dis à bâtons rompus tout ce qui me reste dans l’esprit de cette lecture. Si vous les gardez [les Maximes], je les lirai avec vous, et je vous en dirai mieux mon avis que je ne fais à cette heure, où je n’ai pas le temps de faire une réflexion qui vaille. Je ne pense qu’à vous obéir ponctuellement et, en le faisant, je crois ne pouvoir faillir, quelque sottise que je puisse dire. Je n’ai point pris de copie, je vous en donne ma parole, ni n’en ai parlé à personne. Je vous prie aussi de ne dire à qui que ce soit ce que je pense. J’espère avoir l’honneur de vous voir demain. »

Des sottises ? Fi ! Quelle élégance ! Quel style ! Quelle analyse intelligente ! Ah ! les femmes sottes étaient bien intelligentes en ce temps…

Que pensaient ces dames des Maximes de La Rochefoucauld ?

   * La princesse de Guymené (ou Guéménée ?) à Mme de Sablé : « Ce que j’en ai vu me paraît plus fondé sur l’humeur de l’auteur que sur la vérité car il ne croit point de libéralité sans intérêt, ni de pitié ; c’est qu’il juge tout le monde par lui-même. »

   * Mme de La Fayette à Mme de Sablé : « Quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur, pour être capable d’imaginer tout cela ! J’en suis si épouvantée. [...] Toutes les personnes de bon sens ne sont pas si persuadées de la corruption générale que l’est M. de La Rochefoucauld. »

   * Mme de Schomberg : « Il y a en cet ouvrage beaucoup d’esprit, peu de bonté, et force vérités que j’aurais ignorées toute ma vie, si l’on ne m’en avait fait apercevoir. Je ne suis pas encore parvenue à cette habileté d’esprit où l‘on ne connaît, dans le monde, ni honneur, ni bonté, ni probité ; je croyais qu’il y en pouvait avoir ; cependant, après la lecture de cet écrit, l’on demeure persuadé qu’il n’y a ni vice ni vertu à rien, et que l’on fait nécessairement toutes les actions de la vie. S’il est ainsi que nous ne nous puissions empêcher de faire tout ce que nous désirons, nous sommes excusables, et vous jugez de là combien ces maximes sont dangereuses. Je trouve encore que cela n’est pas bien écrit en français, c’est-à-dire que ce sont des phrases et des manières de parler qui sont plutôt d’un homme de la cour que d’un autre. Cela ne me déplaît pas. »

La Rochefoucauld et l'amour

« De l’amour et de la vie »

   Les Réflexions diverses de La Rochefoucauld sont moins connues que ses Maximes. Telle était l’habitude dans le groupe de mondains qui l’entouraient de travailler alternativement à de sentences brèves, à des « dissertations » assez longues sur les mêmes sujets, ce qui permettait d’approfondir à la fois la pensée et le style. La Rochefoucauld n’a pas publié ses Réflexions. Mais elles corrigent quelque peu les aphorismes abrupts et pessimistes qui ont fait sa célébrité, tentant de formuler un certain art de vivre. Il dresse ici le parallèle entre l’amour et la vie.

   « L’amour est une image de notre vie ; l’un et l’autre sont sujets aux mêmes révolutions et aux mêmes changements. Leur jeunesse est pleine de joie et d’espérance : on se trouve heureux d’être jeune comme on se trouve heureux d’aimer. Cet état si agréable nous conduit à désirer d’autres biens, et on en veut de plus solides ; on ne se contente pas de subsister, on veut faire des progrès, on est occupé des moyens d’avancer et d’assurer sa fortune ; on cherche la protection des ministres, on se rend utile à leurs intérêts ; on ne peut souffrir que quelqu’un prétende ce que nous prétendons. Cette émulation est traversée de mille soins et de mille peines, qui s’effacent par le plaisir de se voir établi ; toutes les passions sont alors satisfaites, et on ne prévoit pas qu’on puisse cesser d’être heureux.

   Cette félicité néanmoins est rarement de longue durée, et elle ne peut conserver longtemps la grâce de la nouveauté. Pour avoir ce que nous avons souhaité, nous ne laissons pas de souhaiter encore. Nous nous accoutumons à tout ce qui est à nous ; les mêmes biens ne conservent pas leur même prix, et ils ne touchent pas toujours également notre goût ; nous changeons imperceptiblement, sans remarquer notre changement ; ce que nous avons obtenu devient une partie de nous-mêmes : nous serions cruellement touchés de le perdre, mais nous ne sommes plus sensibles au plaisir de le conserver ; la joie n’est plus vive, on en cherche ailleurs que dans ce qu’on a tant désiré. Cette inconstance volontaire est un effet du temps, qui prend malgré nous sur l’amour comme sur notre vie ; il en efface insensiblement chaque jour un certain air de jeunesse et de gaieté, et en détruit les plus véritables charmes ; on prend des manières plus sérieuses, on joint des affaires à la passion ; l’amour ne subsiste plus par lui-même, et il emprunte des secours étrangers. Cet état de l’amour représente le penchant de l’âge, où on commence à voir par où on doit finir ; mais on n’a pas la force de finir volontairement, et dans le déclin e l’amour comme dans le déclin de la vie personne ne peut se résoudre de prévenir les dégoûts qui restent à éprouver ; on vit encore pour les maux, mais on ne vit plus pour les plaisirs. La jalousie, la méfiance, la crainte de lasser, la crainte d’être quitté, sont des peines attachées à la vieillesse de l’amour, comme les maladies sont attachées à la trop longue durée de la vie : on ne sent plus qu’on est vivant que parce qu’on sent qu’on est malade, et on ne sent aussi qu’on est amoureux que par sentir toutes les peines de l’amour. On ne sort de l’assoupissement des trop longs attachements que par le dépit et le chagrin de se voir toujours attaché ; enfin, de toutes les décrépitudes, celle de l’amour est la plus insupportable.

La Rochefoucauld, Réflexions diverses, IX (édition posthume, 1731)

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Date de dernière mise à jour : 03/03/2020