« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Lumières anglaises

Premier domaine d'influence : la religion

Rationalisme religieux

   * Locke, mort en 1704 exerce un pouvoir considérable notamment par ses Lettres sur la tolérance. Son Essai sur l'entendement humain fait l'objet de traductions dans la deuxième moitié du siècle. Il prêche la tolérance et défend le christianisme en tant que religion satisfaisant aux règles de la raison mais la foi est pour lui un assentiment qu'on donne à toute proposition qui n'est pas fondée sur des déductions de la raison mais sur le crédit de celui qui les propose. Il ne veut pas être suspecté d'indulgence à l'égard des « exaltés ».

   * John Leland se fait connaître dans la seconde moitié du siècle, vers 1754-1755. Il publie un ouvrage en deux volumes consacré aux principaux auteurs déistes. C’est un ouvrage typique du 18e siècle, répondant à la méthode de l'époque : on expose les idées de ceux qu'on désapprouve, on les réfute ensuite. En 1764, il en est à sa quatrième édition en Angleterre. L’auteur évoque surtout Chesbury, Hobbes, Shaftesbury, Tindal, Bolingbroke et Hume.

   * Shaftesbury (1671-1713). Notion de « virtuose ». Shaftesbury réagit très fortement contre tout ce qui relève de l'enthousiasme dont il dira plus tard que c'est « une véritable maladie ». D’autre part, il s'élève contre les exigences dogmatiques en parfait représentant du déisme. Il propose de revenir à la pensée antique : pour lui, l'homme de l'antiquité est un homme harmonieux, ayant confiance dans la nature et se laissant porter par elle. Harmonie extérieure et intérieure qui suscite en lui le sentiment du beau (ou un sentiment esthétique). Bien sûr, son interprétation de l'Antiquité est fausse, il suffit de relire la légende des Atrides ou d’Oreste pour s'en convaincre. Il faudra attendre Nietzsche qui sera le premier à souligner cette erreur dans La Naissance de la tragédie en opposant Dionysos à Apollon. Toujours est-il que Shaftesbury est adopté grâce à cet idéal de l'humanité. On peut se demander dans quelle mesure l’Iphigénie de Goethe s'explique par cette idée d'humanité idéale. Le beau et le bien sont indissociables ; le sentiment esthétique est mis au service de la religion. Ainsi naît l'homme sans conflits, harmonieux tant à l'intérieur qu'à l'extérieur.

   * Puis vient Bolingbroke (1678-1751), moins connu en France, sauf par ceux qui ont étudié les Lettres philosophiques de Voltaire (ses œuvres sont essentiellement connus après sa mort), très influencé par lui ; ce dernier va transmettre ses idées (contre le cléricalisme et la théologie) à la cour de France. Mais Bolingbroke désire éviter l'athéisme après avoir rejeté le christianisme. Cette position séduit de nombreux esprits à la manière de Spinoza qui sait éviter à la fois l'athéisme et le christianisme.

   * David Hume, plus jeune, meurt en 1776. Plusieurs de ses œuvres sont publiées à titre posthume ; notamment une Histoire naturelle de la religion. Ses Essais moraux et politiques sur l'entendement humain sont connus. Son influence joue dans le sens du scepticisme : il lutte contre l'imagination et accorde le premier rôle à la logique. à ce rationalisme religieux s'ajoute un certain théisme : il ne nie pas l'existence d'un dieu créateur mais il reste hostile aux forces affectives et sentimentales. Le romantisme réagira avec ses excès. 

Deuxième domaine d'influence : la morale

Les moralistes 

   * Le premier est sans doute Pope avec son Essai sur l'homme paru en 1733-1734. Il est de confession catholique, chose rare en Angleterre. C’est d'abord un poète qui ne dispose pas de la puissance intellectuelle ou de l'analyse philosophique d'un Shaftesbury ou d'autres, mais il exerce une influence diffuse et, comme tous les adeptes de Leibniz, pense que « tout ce qui est est bien. » sa pensée est conforme à la conception première de dieu. Son opinion sur l'homme diffère de celle de Shaftesbury en ce sens qu'elle est plus moraliste : il construit une échelle des valeurs, une hiérarchie représentant plus ou moins de perfections. Il est certes très proche de Leibniz mais sans la rigueur intellectuelle de ce dernier. Un accrochage a lieu en 1756. Maupertuis (à Berlin) propose comme sujet de concours : « Est-ce que l'expression de Pope est identique au « meilleur des mondes » de Leibniz ? Quelles raisons s'y opposent ? » Certains dénoncent dans ce sujet une erreur fondamentale : assimiler un poète à un philosophe. Mais la traduction partielle de L'Essai sur l'homme (effectuée par mesdames Wieland et Price) connaît un succès phénoménal en Allemagne et on invite l'auteur à Hambourg, Francfort, Altona, Halle, Leipzig et Berne. Le moralisme de Pope va dans un sens optimiste, ce qu'on lui reproche à certains égards. Il rejoint ainsi le courant suscité par Shaftesbury.

Troisième domaine d'influence : la littérature

I. Skakespeare

   On découvre Shakespeare.

   Shakespeare n'est pas un événement purement littéraire : on réfléchit sur ses idées, sa conception de l'homme (différente de celle de Racine par exemple). Il est pratiquement inconnu en France (et en Allemagne) au début du siècle. Mais Voltaire, exilé en Angleterre, lit beaucoup et assiste à des représentations de Shakespeare. C'est lui aussi qui, dans ses Lettres philosophiques de 1734 va attirer l'attention sur cet auteur ignoré, l'intention secrète de Voltaire étant de dénigrer le gouvernement français et donc d'exalter l'Angleterre. 

   N'oublions pas qu'au 18e siècle, un homme de lettres n'est pas uniquement que cela : la littérature pure (ce que l'on nommera plus tard l'art pour l'art) est rare. Une œuvre littéraire est chargée d'un message. Certes, Shakespeare n'écrit pas de littérature engagée mais il se greffe sur une grave question littéraire : francophobie en Allemagne et anglomanie générale. Le succès énorme de la culture française en Allemagne, notamment le théâtre, entraîne une réaction de rejet bien normale. On joue trop souvent les auteurs français, même ceux de second ordre. Cette réaction légitime s'associe à une prise de position qui va en profondeur ; en 1750, Lessing parle du caractère propre à un peuple. En 1759, voici le deuxième jalon de ce plaidoyer en faveur de Shakespeare : Lessing, Mendelssohn et Nicolaï publient leurs Lettres sur la Littérature sous anonymat et avec le nom de l'imprimeur falsifié. C'est une plaisanterie car les auteurs ne risquent pas d'ennuis pour les problèmes littéraires. C'est dans ces Lettres que l'on trouve le fameux texte concernant l'apostrophe célèbre de Lessing à Gottsched plus précisément dans la Lettre du 16 février 1759 (dix-septième lettre), texte auquel il faut se référer si l'on veut comprendre la réaction contre le théâtre français et l'introduction de Shakespeare en Allemagne. Lessing s'en prend au théâtre allemand de l'époque, accusant injustement Gottsched d'être le responsable de sa décadence ; certes, Gottsched aime la France mais vers 1750, aucun théâtre véritablement allemand n'existe et les auteurs se contentent de copier des personnages de servantes du théâtre de Molière, gardant même leurs noms. Mais Lessing, lui, aime l'Angleterre, ce qui peut expliquer sa mauvaise foi. Il reproche au théâtre français son côté maniéré, voire sucré, songeant à Marivaux qui représente une France aimable, délicate et tendre qui lui paraît tomber en décadence. Dans leurs tragédies, les Allemands veulent voir et penser davantage que les tragédies françaises ne le permettent : le Français est superficiel, l'Allemand aime ce qui est mélancolique, grand, terrifiant, effroyable et démesuré, à l'image de Shakespeare qui n'est pas sans rappeler le théâtre grec. L'Allemagne est lasse de la trop grande simplicité du répertoire classique français et lui préfère une intrigue plus complexe. Cette simplicité, affichée par Racine dans ses Préfaces à Britannicus et Bérénice, est proche de l'idéal de Flaubert dans une lettre à Louise Collet où il écrit en substance que les grands bonshommes affichent des ambitions modestes pour arriver à des chefs-d'œuvre.

   Après avoir lu Lessing, Herder s'enthousiasme et incite Goethe à lire à son tour Shakespeare. Le jeune Goethe en tire le goût de la complication théâtrale. Son Götz von Berlichingen est une gloire à la démesure et à la passion, ne respecte ni les unités de temps et de lieu ; aujourd'hui, les représentations sont données en pleine nature. Le Premier Faust est rédigé dans une langue tumultueuse et archaïsante et Goethe opte pour la grandeur, le terrifiant, la complexité et la mélancolie, s'opposant ainsi à la délicatesse du théâtre français. Il est difficilement jouable.

   La démesure de Schiller se remarque dans Les Brigands ainsi que Cabale et Amour. L'équilibre du classicisme français (celui du 17e siècle) disparaît totalement : on veut émouvoir et secouer les spectateurs jusqu'à atteindre un pathos outrancier dont on prendra vite conscience : un assagissement relatif se fait jour.

II. Autres écrivains anglais

   Chesterfield, Hutcheson et Ferguson sont lus avec la plus grande attention, notamment en Allemagne (le jeune Schiller lit Ferguson à l'âge de dix-neuf ans). On découvre également Swift, Young, Sterne et Macpherson.

   * Jonathan Swift (1667-1745) apporte un élément nouveau : l'ironie caustique qui sait être redoutable car elle joue sur le ridicule. En France, elle déteint sur Voltaire. En Allemagne, on retrouvera cette ironie chez Heine (beaucoup plus influencés par les auteurs anglais qu'allemands). Swift donne des Ecrits satiriques et sérieux traduits à plusieurs reprises en Allemagne (1751, 1756, 1758) ; le texte anglais est disponible dès le début du 18e siècle, notamment le célèbre Conte du Tonneau.

Hécate (Blake)   * Edward Young (1683-1765) relève déjà d'un certain romantisme funèbre avant la lettre ; son influence est plus profonde et plus vaste que celle de Swift. Il préfigure notre Musset. Ses Nuits (dont le titre exact est Complainte ou Pensées nocturnes sur la vie, la mort et l'immortalité) parues de 1742 à 1745 baignent dans une poésie mélancolique d'où la mort n'est pas absente. Les Nuits sont illustrées par le peintre William Blake, également poète visionnaire (Hécate ci-contre).

   * Lawrence Sterne (1713-1768) est lié à toutes sortes d'éléments hétéroclites et se trouve involontairement responsable du mot allemand « empfindsam » (sensible et / ou sentimental). Il écrit en effet Un voyage sentimental ; pour rendre la nuance du mot anglais (sentimental), il n'y a rien à cette époque, « empfindlich » ne satisfaisant pas. Durant cette période, on voit ressurgir des mots appartenant au vocabulaire du Moyen Age et se forger en même temps des vocables entièrement nouveaux, formés sur des racines germaniques. Notons ici que le degré de civilisation d'une nation correspond à la richesse de son vocabulaire. Dans les élites cultivées, on utilise le latin pour les communications savantes et le français ; rappelons à cet égard la réplique de Frédéric II : « Je ne parle allemand qu'à mes chevaux. » Ce Voyage sentimental est un genre nouveau, en tout cas, le type de relation l'est : il s'agit d'un récit de voyage certes mais avec d'autres considérations. N'oublions pas non plus son œuvre monumentale en neuf volumes : La Vie et les Opinions de Tristram Shandy.   

   * James Macpherson (1736-1796) est l'auteur du plus beau canular de l'époque. Avec un don très prononcé de l'imitation littéraire, il rédige un poème La Mort d'Oscar dans le style de la vieille poésie écossaise. Il se prend à son propre jeu, le communique à Home (dramaturge écossais) en disant que c'est un poème qu'il vient de traduire de la langue gaélique du vieux poète écossais Ossian (que personne ne connaît du reste très bien). Home le croit, tout comme Blair, professeur à Edimbourg. Le poème est publié en 1760 sous l'anonymat comme des fragments de poésie ancienne traduits du gaélique. En 1765 paraissent les Poèmes d'Ossian. Le succès de cette poésie à la sentimentalité larmoyante dépasse toutes ses prévisions (le personnage de Werther verse des larmes au seul énoncé du nom d'Ossian). Chateaubriand s'en inspirera : rêveries mélancoliques et cheveux au vent, la nuit et la chouette. Voilà l'auteur dans une situation bien délicate car il ne croit pas qu'il y ait jamais eu une poésie ossianique. Mais Home et Blair y croient, eux, et le poussent à publier tout ce qu'il trouve. Il parcourt ainsi les hauts plateaux de l'Ecosse et publie Fingal en 1762 puis Temora, des soi-disant poèmes épiques écrits par Ossian. Bien que David Hume flaire la supercherie, Macpherson s'enfonce plus encore dans le mensonge et meurt sans reconnaître sa tromperie ni ses collaborateurs. Ce n'est qu'en 1805 qu'on peut faire une mise au point : très peu de vers peuvent finalement être attribués au fameux barde irlandais. Qu'importe : Ossian-Macpherson connaît le triomphe en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie. Cet engouement coïncide avec la poésie « primitive » du courant rousseauiste. Klopstock et le cercle de Göttingen, puis tous les Stürmer se passionnent pour cette poésie même lorsqu'ils flairent la supercherie. Voilà bien un exemple éloquent de la force de ce courant de retour aux primitifs que Fichte abordera plus tard avec la notion de « peuple originel », soit « Urvolk », le préfixe laudatif concernant la philosophie, la civilisation et autres.   

   Qui dit succès et traduction dit imitation et la seconde moitié du siècle se heurte au problème de l'originalité ; à cet égard paraît en 1759 en Angleterre un ouvrage de type doctrinal Conjectures sur une composition originale, traduit, médité et commenté en Allemagne, davantage influencée par l'Angleterre que la France.

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En résumé : Influence des mœurs anglaises en France

   En 1763, la Guerre de Sept Ans prend fin. Horace Walpole, l’ami de Mme du Deffand, témoigne : « Notre passion pour tout ce qui est français n’est rien auprès de la leur pour tout ce qui est anglais. » Trente ans plus tôt, Voltaire en exil avait traité dans ses Lettres philosophiques de la monarchie parlementaire et du respect des libertés individuelles. L’élite française, curieuse, traverse la Manche. On lit les romans de Richardson qui trouvent dans La Nouvelle Héloïse une forte caisse de résonance. On achète des chevaux, des chiens et des tissus anglais.

  Grimm en parle avec ironie dans sa Correspondance littéraire : « Rien n’est plus plaisant, ce me semble, que le commerce de travers et de ridicules établi depuis quelque temps entre la France et l’Angleterre... Aujourd’hui, nous faisons autant de cas des postillons anglais qu’on en fait en Angleterre de nos pauvres huguenotes ; nous avons pour leurs chevaux, pour leur punch et pour leurs philosophes le même goût qu’ils ont pour nos vins, pour nos liqueurs et pour nos filles de théâtre... Enfin, il semble que nous avons pris à tâche de nous copier mutuellement pour effacer jusqu’aux moindres traces de nos anciennes haines. S’il n’en coûtait qu’un peu plus de ridicule aux deux royaumes, il serait trop heureux sans doute d’acheter à ce prix une paix éternelle. »

   L’Angleterre s’intéresse avant tout, en France, à la prédominance des usages mondains sur la vie privée et la manière dont la noblesse sait se mettre en scène d’une manière à la fois savante et naturelle.   

Sources : Benedetta Craveri, Les derniers libertins, Flammarion, 2016.   

   Mme Craveri est professeur de littérature française à l’Université de Naples, spécialiste des 17e et 18e siècles français. On peut lire avec profit :

  • Madame du Deffand et son monde, Seuil, 1986 et Points, 1999
  • L’Âge de la conversation, Gallimard, 2002 et Tel, 2005
  • Reines et favorites : le pouvoir des femmes, Gallimard 2007 et Folio 2009
  • Marie-Antoinette et le scandale du collier, Gallimard, 2008

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Date de dernière mise à jour : 12/04/2021