« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Un ménage d'avares (Boileau)

Un ménage d'avares (Boileau, Extrait de la Satire X)

   On sait que dans ses Satires, Boileau réagit contre la préciosité et écrit des vers parodiques qui se veulent réalistes.

   Le couple dont il est ici question était le lieutenant criminel Tardieu et sa femme, que Racine aurait, dit-on, voulu désigner dans Les Plaideurs sous le nom de la pauvre Babonnette, épouse défunte de Dandin. Tallemant des Réaux, dans ses Historiettes, et Guy Patin dans sa Correspondance ont souvent parlé de ces deux personnages célèbres par leur avarice sordide et par leur fin tragique : ils furent assassinés par des voleurs le 24 août 1665.

   Boileau leur avait déjà consacré un passage de son Dialogue des Héros de roman (1665) :

MINOS : … Avez-vous vu sa femme ? C’était une chose à peindre que l’entée qu’elle fit ici. Elle était couverte d’un linceul de satin.

PLUTON : Comment ? du satin ? Voilà une grande magnificence.

MINOS : Au contraire, c’est une épargne : car tout cet accoutrement n’était autre chose que trois thèses couses ensemble, dont on avait fait présent à son mari en l’autre monde. O la vilaine ombre ! Je crains qu’elle n’empeste tout l’enfer. J’ai tous les jours les oreilles rebattues de ses larcins ; Elle vola avant-hier la quenouille de Clothon…

Un ménage d'avares

 « Voilà nos deux époux, sans valets, sans enfants,

Tous seuls dans leur logis libres et triomphants.

Alors on ne mit plus de borne à la lésine :

On condamna la cave, on ferma la cuisine ;

Pour ne s’en point servir aux plus rigoureux mois,

Dans le fond d’un grenier on séquestra [1] le bois.

L’un et l’autre dès lors vécut à l’aventure

Des présents qu’à l’abri de la magistrature [2],

Le mari quelquefois des plaideurs extorquait [3],

Ou de ce que la femme aux voisins escroquait [4].

Mais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre,

Il faut voir du logis sortir ce couple illustre :

Il faut voir le mari tout poudreux, tout souillé,

Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,

Et de sa robe, en vain de pièces rajeunie,

A pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie.

Mais qui pourrait compter le nombre de haillons,

De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,

De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,

Dont la femme, aux bons jours [5], composait sa parure ?

Décrirai-je ses bas en trente endroits percés,

Ses souliers grimaçants, vingt fois rapetassés,

Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle

Un vieux masque [6] pelé presque aussi hideux qu’elle ?

Peindrai-je son jupon bigarré de latin,

Qu’ensemble composaient trois thèses de satin [7],

Présent qu’en un procès sur certain privilège

Firent à son mari les régents [8] d’un collège,

Et qui, sur cette jupe, à maint rieur encor

Derrière elle faisait dire [9] ARGUMENTABOR [10] ? »

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Notes

[1] Comme il s’agit d’un magistrat, Boileau emploie ironiquement un terme juridique.

[2] A titre de magistrat.

[3] Tallemant des Réaux raconte qu’ayant un jour à juger un procès entre deux rôtisseurs, le lieutenant Tardieu leur demanda à chacun deux couples de poulets et donna gain de cause à celui qui avait joint un dindonneau à l’envoi des poulets, en disant à l’autre : « La cause de votre partie était meilleure de la valeur d’un dindonneau. » (Historiettes)

[4] A rapprocher des vers de Racine (Les Plaideurs, I, 4) :

« La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j’y pense,

Elle ne manquait pas une seule audience.

Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,

Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta :

Elle eût du buvetier emporté les serviettes,

Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes. » 

[5] Aux jours de fête.

[6] Les femmes portaient alors dans la rue un masque de velours noir.

[7] On imprimait souvent les thèses sur du satin.

[8] C’est le titre qu’avaient les professeurs dans les collèges de l’Université.

[9] Certaines éditions donnent : faisait lire.

[10] Je vais argumenter (formule employée dans les thèses).